Henri Bogaert, la réussite exceptionnelle du 1er colon de Hué

Désiré – Henri Bogaert est né à Noorpenne (nord de la France) en 1859 d’une famille d’ouvriers agricoles. 20 ans plus tard, il est incorporé dans un régiment d’artillerie de marine pour son service militaire qui dure, à l’époque, 5 ans. Il apprend à Toulon la pyrotechnie et 3 ans plus tard, il est embarqué pour la campagne du Tonkin en tant que sous-chef artificier. Il s’illustre probablement dans la prise de Sontay fin 1883 contre les pavillons noirs (troupes chinoises) sous le commandement de l’Amiral Courbet. Mi 1884, il est libéré de ses obligations militaires et il décide de rester sur place. Il rejoint l’administration des douanes pendant 15 mois avant de démissionner. Il observera donc la prise de Hué par les troupes françaises en juillet 1885 sans y participer.


Henri Bogaert, photo de l’Association des Amis du Vieux Hué

Et dès novembre 1885, c’est une nouvelle vie commence pour lui. Il sera Colon ! Il décide de rester à Hué à une période où le choléra fait des ravages parmi les troupes françaises. L’Annam est en proie à beaucoup d’insécurité, l’empereur Ham Nghi est en fuite, et la capitale dévastée. Il fallait donc une bonne dose de courage pour rester sur place…

Il s’installe d’abord au port de Thuan An, le point de passage obligé pour tout ce qui entre et sort de Hué, hommes ou marchandises. En ces périodes troublées, il y a 4 régiments de marine, une clientèle toute trouvée ! H. Bogaert reprend alors un comptoir commercial et ouvre une succursale le long de la cote, à Dong Hoi, situé à 140km de là…

Il importe la 1ere machine à glace de l’Annam ! à cette époque, la glace est un vrai luxe. Des machines similaires viennent juste d’être mises en service à Hanoi et, avec Victor Larue, à Saigon et Haiphong. Au grand bonheur des militaires et des quelques européens qui y résident et qui ne peuvent se passer d’une pratique bien française, l’apéritif !

Il installe cette machine au Mang Ca, partie de la citadelle de Hué occupée par les troupes françaises. A cet endroit, il lance aussi un atelier de construction et de réparation et une scierie qui fonctionne avec une machine à vapeur, la 1ere en Annam.

En 1888, il achète une chaloupe à vapeur pour assurer le service du transport des marchandises entre Hué et Tourane. Il crée aussi une petite flottille de sampans qui assurent, avec les convois militaires hebdomadaires, un service entre Thuan-An et Dong-Hoi, desservant ainsi deux fois par mois les nombreux postes situés entre ces deux points. Entre temps, son jeune frère, Aimé Bogaert, est venu le rejoindre. C’est le début de la fortune !

En 1890, Henri fait un séjour en France dans son village natal pour prendre épouse.

Ses affaires continuent, malgré la baisse de la présence militaires à Thuan An après la capture du roi Ham Nghi en 1888.. En 1895, son frère Aimé décède. La même année, c’est son premier fils qui décède à l’age d’un an. En 1897, c’est le coup de grâce pour Thuan An : un typhon mémorable balayera les bâtiments encore en place et changera la passe de place.

Malgré tout, H Bogaert garde le cap et prépare l’avenir!

En 1896, Il découvre un gisement de calcaire sur le site de Long Tho, à 6km de Hué. Il y avait là un atelier de fabriques des fameux « bleus de Hué » mais les chinois qui détenaient seuls ce savoir faire ont fui lors des événements de Hué en 1885. Il est convaincu qu’après cuisson, ce calcaire donnera une excellente chaux hydraulique. Il commence donc la construction d’une usine qui fonctionnera en 1901.


L’usine de Long Tho (« le dragon éternel »)


L’usine de Long Tho, vue de la pagode Thien Mu, 1906

En 1899, il devient planteur aussi avec une plantation de café à Cu Bi, à 15km de la ville. C’est la mode à cette époque, et un autre colon de la 1ere heure, Camille Paris, fera de même à Tourane (Danang).

Ses affaires fonctionnent à merveille, et il est celui qui construit les ¾ des bâtiments en maçonnerie de la ville. En 1901, la même année que l’ouverture de l’usine de chaux hydraulique, il construit et ouvre le Grand Hôtel Bogaert. Il est face au nouveau pont dont la construction avait été décidée par Paul Doumer. On peut lire « Monsieur Bogaert, qui jadis habitait Calais (il est reste par ailleurs abonné au « Petit Calaisien », dont les numéros s’étalent sur les tables à coté de l’Illustration et du Courrier de Haiphong), nous donne des chambres bien tenues (choses rares en Indochine), et un déjeuner français tout à fait réconfortant, avec du vrai Bordeaux, s’il vous plait ! Que Bouddha soit propice à cet homme de bien ! » (1). Paul Doumer dira de lui, dans ses mémoires : « Il y avait [..] un petit hôtel fondé et dirigé par un colon actif, courageux et probe, Mr Bogaert, ancien sous officier d’artillerie de marine ».

En 1901, il n’est plus le seul colon à Hué. Henri Cosserat vient d’arriver, les Morins ne vont pas tarder. Ces 2 familles donneront corps à la présence française à Hué pendant de nombreuses décennies. Il y a aussi des missionnaires, dont certains laisseront un souvenir indélébile dans l’histoire, comme Mgr Allys, l’évêque très dynamique, et Léopold Cadière, prêtre érudit, dont les travaux sur la culture locale font encore autorité aujourd’hui. Il était arrive à Hué en 1892.

L’usine de Chaux Hydraulique démarre avec une production de 10 tonnes par jour. La carrière est reliée à l’usine par une double voie Decauville de 900 mètres. Il expédie sa chaux en baril par jonques de mer, jonques qui s’amarrent sur la rivière de Hué, le long de l’usine. Il fabrique aussi à présent des carreaux en ciment. La surface des installations est de 2 hectares et il emploie 450 ouvriers…La chaux est expédiée d’abord vers l’Annam puis vers Saigon. Elle est d’excellente qualité et sert à la construction des ponts, des gares et autres édifices publics.. Seule ombre au tableau, il y a beaucoup d’enfants qui travaillent à transporter la chaux…

La même année, il devient président de la chambre mixte d’agriculture et de commerce de l’Annam. Il y restera président pendant 10 ans.

En 1904, un violent typhon ravage la ville de Hué. Le nouveau pont est partiellement renversé, la plupart des constructions sont détruites. Son hôtel a subi d’importants dégâts et il décide de le vendre à un autre colon, Monsieur Guérin.


Exposition coloniale de Marseille en 1906, l’un des pavillons de l’Annam. Une réplique de la pagode Thien Mu est aussi présentée (carte postale du site www.fortunapost.com)

En 1906, il est chargé de l’organisation et la présence de l’Annam à l’exposition coloniale de Marseille. Il redige à cette occasion un livre sur les activités et les richesses de l’Annam (voir annexe). Un grand succès qui lui donne la légion d’honneur à son retour. Mais cette même année, il obtient une importante concession forestière à Thua Luu, située à mi distance entre Hué et Tourane, le long de la route mandarine. Ou plutôt du chemin de fer qui vient juste d’ouvrir entre les 2 villes !


Sa maison à Tourane (livre « Annam », 1906). Il possédait aussi des résidences à Hué et Thuan An.

Il a obtenu une concession de 3000 hectares pendant 20 ans destiné à exploiter une immense foret encore vierge. Il a installé un petit chemin de fer Decauville. Il s’atèle aussi à la construction d’une scierie hydraulique avec la force motrice d’une rivière. La lagune lui permet de transporter le bois. Un câble transporteur est également installé.


Le réservoir de l’usine de Thua Luu, livre Guide de l’Annam, 1910


L’usine de Thua Luu, guide de l’Annam, 1910

A Hué l’usine de glace produit aussi des boissons gazeuses. Avec son atelier de construction où tous les métiers de bois et de fer peuvent être entrepris, il emploie près de 400 ouvriers ! Une usine de glace est ouverte aussi à Tourane.


L’usine de glaces et la scierie de Hué, années 20, source Anom. A priori, cette usine se trouvait près de la gare. Elle a été rachetée par BGI et détruite après 1975

En 1906, le chemin de fer a révolutionné les transports, et le transport par chaloupe vers Tourane cesse.

En 1909, les haut mandarins du palais royal demandent à M. Bogaert de trouver le secret de fabrication des tuiles vernissées et émaillées dont les bâtiments de la citadelle ont un grand besoin.
Ce savoir faire avait aussi disparu avec la fuite des chinois en 1885. Apres plusieurs essais, Bogaert réussit à produire des tuiles magnifiques. Il en profite pour demander la concession du terrain de Long Tho. Car cette colline est un endroit enchanteur pour les rois d’Annam depuis toujours. Tu Duc aimait s’y promener et y respirer l’air pur… La cour royale est très réticente mais finit par s’incliner. Bogaert peut continuer le développement de son usine. Car la demande est forte, il livre partout en Indochine mais ne peut pas honorer toutes les commandes. Son usine a 16 fours et produit 100 tonnes de chaux par jour et de nombreux produits de céramique.

Thua Luu fait l’objet d’investissements importants. Il débite du bois de chauffage, de construction, de menuiserie et d’ébénisterie. Avec le reste, il fabrique du charbon de bois. Dans le guide de l’Annam de 1914, Eberharth conseille aux touristes de passer une journée à Thua Luu, en y allant par le train (durée du trajet: 2 heures). En haut des collines, panorama admirable sur la lagune et la mer. Dans la foret, cascade aux pieds desquelles on peut pique niquer. Sur les installations Bogaert, on peut lire: « On y installa une scierie mécanique qui débite le bois venant de la foret. Plus de 30km de route ont été construites sous bois. On y verra plusieurs transporteurs aériens auxquels aboutissent des voies Decauville. De plus, l’eau, réputée comme l’une des meilleures du pays, est captée par l’usine et transformée en glace, alimentant ensuite Tourane et Hué. La force motrice nécessaire est fournie par l’eau des torrents captée à 4 et 6km de l’usine; Il a fallu construire dans la roche un canal que l’on suit dans la promenade en foret. Cette eau est amenée dans 2 grands réservoirs creusés dans le roc à flanc de montagne constituant un travail gigantesque, et ces réservoirs alimentent alors une turbine d’environ 220 chevaux »

A Long Tho, où les investissements sont là aussi considérables, il crée la « Société des Chaux hydrauliques » dans les années 1910, avec une participation au capital, semble-t-il, des ciments Portland. Les relations avec cette société ne sont pas claires. Dans tous les cas, cette société, qui possède une énorme cimenterie à Haiphong, prendra finalement le contrôle de l’usine de Long Tho en 1922, à une période ou le prix du ciment est au plus haut.

En 1922, il part en France pour assister à un événement capital: le mariage de son fils, qui porte le meme prénom que son père, Henri, élève de l’Ecole Centrale de Paris et donc futur ingénieur. On imagine facilement les espoirs mis dans ce fils et ce mariage pour la poursuite de la saga Bogaert en Indochine. Il participe aussi à l’exposition coloniale de Marseille et devient, à l’issue, officier de la légion d’honneur.

A-t-il le temps de profiter de la vie ? on sait en tout cas qu’il avait un chalet à Bana, la station d’altitude active à partir de 1923 près de Tourane.

Comme il est le spécialiste de l’hydroélectricité, il s’associe avec M. Lagrange pour se lancer dans la production d’électricité. Lagrange est l’ingénieur qui a fourni l’électricité à Hué ainsi que l’eau courante. Ils obtiennent une concession pour la fourniture d’électricité à Faifo (Hoi An) en 1924 et à Nha Trang en 1926.

Hélas, alors que tout semble réussir à Henri Bogaert père, une terrible nouvelle va venir anéantir tous ses plans. Son fils, Henri, élève ingénieur et juste marié, est atteint de la tuberculose et meurt en juin 1924. Cette nouvelle tragédie familiale va le pousser à quitter définitivement l’Indochine.

Il commence donc à céder ses actifs : la réserve foncière de Thua Luu et les nombreuses maisons européennes données en location à Hué à la famille Morin (en viager?), les usines de glaces à Victor Larue (futur BGI), le chalet de Bana à la ville de Tourane, les concessions électriques apportées à la société SIPEA. Il semble que l’usine de Thua Luu ait cessé de fonctionner en 1926, le déboisement ayant tari la source nécessaire à la production d’électricité.


Photo de l’Hotel Guérin, vers 1905. L’hotel Bogaert fut cédé à Guérin en 1904.

En 1928, Henri Bogaert, sa femme et sa fille quittent l’Indochine pour rejoindre Toulon. Il y achète un domaine viticole urbain, le clos La Malgue, 3 hectares. Hélas, il ne profitera pas longtemps de sa retraite. Un an plus tard, âgé de 70 ans, il décède. A la fin de la 2eme guerre mondiale, la ville de Toulon est copieusement bombardée par les alliés. Toutes ses archives sont détruites par le feu. La page indochinoise est définitivement tournée.

Que reste t il de tout cela, à un siècle d’intervalle ? L’hôtel Bogaert s’est muté en Hôtel Saigon Morin, l’hôtel le plus emblématique de la ville(et accessoirement l’hotel ou je me suis marié…). La cimenterie Long Tho existe toujours, même si la plupart des activités de production ont été transférées en dehors de la ville. Sur place, on produit encore des parpaings et des carreaux de ciment qui ornent les rues de nombreuses villes du Vietnam. La carrière de calcaire est épuisée depuis longtemps et un grand trou béant la remplace. Dans l’usine et tout autour, tout est d’un autre age. Il est probable que cette zone finira par se transformer en un immense projet immobilier, car sa situation géographique est excellente. A Thua Luu, nous n’avons pas trouvé trace de l’ancienne scierie (mais d’autres investigations s’imposent..). Un grand réservoir avec barrage existe, il est probable que tout cela ait été construit sur les emplacements historiques. Quand à la plantation de café, il est clair qu’elle n’existe plus. Les colons de l’époque ont compris qu’il fallait de l’altitude pour réussir cette culture. Mais la zone de la plantation, le long d’une petite rivière qui donne dans la lagune, est aujourd’hui une terre de maraîchages très fertiles. Autrefois, les légumes étaient acheminés par barque jusqu’au marché central de Hué.


Zone de maraîchages le long de la rivière anciennement Cu Bi, photo GoogleEarth 20200


Quelques restes d’une époque révolue: les anciens fours de l’usine Long Tho (photo 2020)

Mais le plus important est qu’on se souvienne de « Ong Bo Ghe », suivant l’écriture vietnamienne. Tous les gens âgés de Hué parlent de « Long Tho Bo Ghe », car l’usine est indissociable du personnage. Je suis surpris de voir que même les gens nés après le départ de M. Bogaert connaissent très bien son nom et qui il était.


L’usine Long Tho en 2020, vue sur Google Earth

Sources :
– L’excellent site http://entreprises-coloniales.fr/
– La bibliothèque nationale du Vietnam, avec le livre sur l’Annam en 1906, écrit par Monsieur Bogaert en tant que Président de la Chambre mixte d’agriculture de l’Annam, http://sach.nlv.gov.vn/sach/cgi-bin/sach?a=d&d=kAgfP1906
– Gallica, nombreux documents,
– Guide de l’Annam, Eberhardt, 1914, accessible depuis le site www.worldcat.org
– L’association des Amis du Vieux Hue, AAVH, et ses bulletins,
– Le site de la légion d’honneur, http://www2.culture.gouv.fr/documentation/leonore/recherche.htm
– Le site d’archives des territoires d’outre mer, http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/,
– article de l’Express de 2005 sur le domaine de La Malgue, https://www.lexpress.fr/region/des-blouses-blanches-au-chevet-des-vignes_486737.html
– Thierry Lay pour ses précieuses informations obtenues notamment auprès de la famille,
– Maurice Damide et Philippe Galamez pour les informations familiales.

(1): Voyages pittoresques à travers le monde, Lagrillieres Beauclerc, 1900

Commentaires 2

  • nous disposons d une photo de grande taille de portrait de MR Bogaert de 1921 et sommes à la disposition pour tout consultation

    • Bonjour, je suis Thierry Lay, de près ou de loin très intéressé par la vie de Henri Bogaërt. Si votre offre est toujours valide, pourrais-je consulter ce portrait ?
      Merci, TL

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