Hué dans les années 60 : une ville déjà différente

Alors que l’offensive du Têt fait rage à Hué, le journaliste Jean Claude Pomoni publie le 21 février 1968 dans le journal Le Monde un article (1) sur les habitants de Hué qui s’opposent, à leur manière, au régime de Saigon et à la présence américaine. Indépendamment du contexte de la guerre, on redécouvre dans cet article une ville résolument unique que l’auteur qualifiera de « dernière ville vietnamienne » au sud du 17eme parallèle.


Hué, en 1961 (collection Life) (les puristes diront que l’ao dai est du style de Saigon, pas de Hué..)

« Il y a quelques temps encore, quittant Saigon grouillante, bruyante et cosmopolite, on était tout étonné de retrouver à Hué une ville vietnamienne. Le DC-4 d’Air Vietnam atterrissait sur la piste de Phu-Baï, à 14 kilomètres au sud de la ville. Là on était encore dans l’atmosphère saigonnaise : les  » marines  » s’y étaient installés, à grands renforts de bunkers et de chevaux de frise.

La surprise ne venait que plus tard, une fois traversée, au sud, la ville coloniale et franchi le grand pont métallique qui, enjambant la rivière des Parfums, la reliait au nord à la vieille ville dominée par les remparts de la citadelle.

Dans les rues, peu de voitures, et le plus souvent de vieux modèles. Si la richesse existait, elle se faisait discrète. A l’image des bâtiments publics, souvent délabrés, les commerces avaient piètre mine : ici de vieux livres moisis, là quelques pièces détachées pour bicyclettes, moyen de transport très prisé à Hué. Manifestement on était bien loin de Saigon : Hué n’a jamais profité de la guerre.
[..]
Le seul endroit animé était le marché, sur la rive nord de la rivière ; encore ne l’était-il que dans la matinée. Sur l’autre rive on discutait ferme dans les amphithéâtres de l’université construite il y a dix ans. Le niveau des études n’y était guère élevé, mais elle avait son prestige : parmi les étudiants, on comptait, parait-il, des fils de conducteurs de cyclo-pousses, ainsi que les derniers artistes qui s’efforçaient, non sans talent, de peindre et d’écrire la misère de leur pays. Près de la faculté de pédagogie, surplombant la rivière, un grand immeuble tout neuf mais inhabité : un hôtel de repos pour les officiers, mais on avait oublié de le doter du système d’aération nécessaire.

Un signe, parmi d’autres, était révélateur : les étrangers se faisaient rares. L’Occidental de passage ne pouvait s’y tromper : ce n’était pas le fruit du hasard. A l’exubérance des gens du Sud faisait suite la réserve de ceux du Centre. [..] Les Américains évitaient de s’y montrer, surtout en uniforme. Pas de bars, pas d’enseignes au néon, pas de filles, mais quelques restaurants pauvres, où les Huéens allaient manger du  » banh bèo « , spécialité locale, – une rondelle de pâte de riz surmontée d’un peu de viande, d’une crevette ou de pâte de haricot. Rien pour la clientèle américaine.

Même les commerçants les plus avides ne s’y intéressaient manifestement pas. C’est pourquoi les Américains avaient renoncé à s’y installer, ne maintenant en ville que quelques conseillers civils auprès de l’administration locale, doublés d’une poignée d’agents des services de renseignement. Ils avaient préféré se replier sur Phu-Baï, le petit aérodrome, abandonnant ainsi l’ancienne capitale impériale à sa mélancolie, à son amertume et, qui sait, à d’autres…

Il est vrai que, dès le début, les Huéens n’ont jamais caché leur hostilité aux Américains et à leurs amis de Saigon. En 1963 déjà, on s’en souvient, ils se soulevèrent, bonzes en tète, contre Diem, prenant ainsi la tête du mouvement qui aboutit à la chute du régime. A l’époque, les bouddhistes de Hué, appuyés par les intellectuels de l’université locale, ne cachaient pas leur faveur pour une solution négociée au conflit vietnamien, alors que leurs coreligionnaires saigonnais y étaient opposés.

Par la suite, l’hostilité de Hué à l’égard des juntes militaires qui se succédaient au pouvoir à Saigon ne se démentit que rarement. En mars 1966, aux cris de :  » A bas la dictature Thieu-Ky ! A bas les Américains ! « , la ville s’insurgea ouvertement dans une belle unanimité derrière ses bonzes, ses universitaires et ses étudiants. C’en était fini d’un éventuel compromis avec Saigon. Faute d’un choix, la sécession échoua trois mois plus tard. Mais les troupes gouvernementales qui reprirent Hué en mai-juin 1966 n’y trouvèrent que des visages fermés. Les dirigeants étaient passés dans la clandestinité. La population ignorait les autorités, à défaut de pouvoir les bouter dehors.

Dans de telles conditions, on s’explique plus aisément que des universitaires aient pris, il y a trois semaines, la tête du gouvernement révolutionnaire créé lorsque les Nord-Vietnamiens ont occupé l’ancienne capitale impériale. Les étudiants qui se révoltèrent en 1963 s’appelaient Bui Ton ; les professeurs qui collaborent avec le F.N.L. cette année se nomment Ton That Duong. Bui, Ton, That…, à ces syllabes on reconnaît au Vietnam les différentes générations des parents proches ou lointains de la dynastie des Nguyen. Il est vrai qu’à Hué une partie de la population est affiliée à la famille impériale, dont le dernier roi fut Bao Daï. Ce même Bao Daï qui, en août 1945, abdiquant en faveur du gouvernement présidé par Ho Chi Minh, déclarait qu’il préférait  » être le simple citoyen d’un État indépendant que le roi d’une nation subjuguée « , et demandait à sa famille de  » s’unir étroitement à tous nos compatriotes pour aider le gouvernement démocratique à consolider l’indépendance du pays « . A croire que certains d’entre eux ont entendu ce message et s’y sont conformés plutôt que de suivre, à Hongkong, à Da-Lat, à Cannes et enfin à Paris, le velléitaire auteur de ces paroles oubliées.

Dès qu’il fut maître de la ville, le F.N.L. s’empressa il y a vingt et un jours de faire flotter son drapeau sur le palais impérial, au cœur de la citadelle. Il ne faisait que répéter le geste du gouvernement de 1945. Au Vietnam la légitimité n’est vraiment acquise qu’avec l’accord de Hué.

Décidément, même détruite, Hué reste bien la dernière ville vietnamienne au sud du 17e parallèle. »

(1) : Le titre de l’article est « Hué n’avait jamais caché son hostilité au gouvernement de Saigon ». Cet article est disponible dans son intégralité sur le site du Monde, dans la partie « recherche » et accessible aux abonnés.

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