La Manufacture d’Opium de Saigon

L’un des bâtiments les plus emblématiques de la colonisation en Indochine est certainement celui de la Manufacture d’Opium. C’est d’autant plus intéressant qu’une partie des bâtiments existe toujours, et notamment le porche d’entrée avec sa grille en fer forgé. Sur celle-ci, on peut encore voir les 2 lettres entrelacées « M O », pour Manufacture d’Opium. L’entrée de ce site est située en plein centre de Saigon, à quelques pas de l’arrière du théâtre de la ville. Le « 42 rue Paul Blanchy » s’est mue aujourd hui en « 74 Hai Ba Trung ».
Pour combien de temps encore les vestiges de ce lieu survivront-ils à la pression immobilière et aux incessants soubresauts de la ville ? Probablement pas longtemps, raison de plus de s’attarder un peu sur ce lieu.


L’entrée de la Manufacture d’Opium. Photo collectée par Manhhai sur Flick.


L’emblème de la Manufacture

Avant que les français posent le pied en Indochine en 1858, l’opium était déjà fumé localement, essentiellement par les chinois présents sur place.

Les français comprirent vite le parti financier qu’ils pouvaient tirer de l’opium. Au tout début, faute de compétences et de moyens, un système d’affermage fut mis en place.
En 1881, le Gouverneur Général décida de substituer à la ferme de l’opium le régime de la Régie directe. Cette organisation devait enrichir davantage la colonie et soustraire aux corporations chinoises une activité sensible.


L’un des premiers fermiers de l’opium pour le Tonkin en 1887, René de Saint Mathurin. Source internet

L’achat, la fabrication et la vente de l’opium deviennent ainsi un monopole. On bâtit donc à cette date la Manufacture d’Opium de Saigon qui devient pleinement opérationnelle pour la Cochinchine le 1er janvier 1882.
Au gré des traités de protectorats signés en Annam, au Tonkin et au Laos, les fermes royales sont abrogées et les manufactures de Luang Prabang et de Haiphong sont fermées en 1897.
En 1899, l’exploitation de la manufacture de Saigon est confiée à l’Administration des Douanes. De là commence un commerce florissant qui ne cessera véritablement qu’au départ des français en 1955.


Photo prise en 2016

« Cette fabrique d’opium [..] est une des curiosités de Saïgon. Le promeneur qui, dans la quiétude des matins radieux, circule en pousse du haut de la ville vers la rivière, sous les arbres au ton vert de pastel, lorsqu’il approche des quais de la Marine, est saisi aux narines par une étrange senteur, humide et vireuse, troublante et délicieuse à certains. Elle trahit, pour l’initié, le voisinage de la paisible manufacture d’opium de l’Indochine, le seul établissement officiel de ce genre avec celle de Java ».

La manufacture d’opium comprend un entrepôt général, un laboratoire, une bouillerie, des ateliers de pesage, soudage et vernissage des boîtes de cuivre qui servent pour le conditionnement de l’opium.


Collection Life

Sur la porte d’entrée de la manufacture, on pouvait lire la devise républicaine « Liberté,Egalité, Fraternité » (Revue le Chistianisme social, 1926)

Lors de l’exposition coloniale de Marseille en 1906, une maquette de la manufacture avait été reproduite. On distribuait également une plaquette artistiquement imprimée et illustrée pour vanter la supériorité de l’opium national sur l’opium fabriqué dans les autres pays (Revue le Chistianisme social, 1926)


Fac similé de la brochure de 1906 (collection personnelle)

Le service des Douanes a seul le droit d’acheter l’opium soit à l’étranger, soit dans la Colonie où les particuliers qui désirent se livrer à la culture du pavot doivent obtenir l’autorisation administrative et sont tenus de vendre à la Régie la totalité de leur récolte.

Dans les 20 premières années de son exploitation, l’opium brut acheté par la manufacture de Saigon provient d’Inde et de Chine. En effet, l’Indochine ne produit presque pas d’opium à cette époque. L’opium dit « noir » est celui de Bénarès. Plus fort et plus odorant, il est le préféré des gros fumeurs, surtout des Chinois. L’autre provient du Yunnan, une province chinoise située jusqu’au dessus de l’Indochine. Cet opium est appelé « opium blanc ».Il est moins estimé et sa valeur marchande est plus faible.

L’opium est traité à Saigon suivant la méthode cantonaise. L’objectif est de transformer l’opium brut en opium à fumer (appelé « chandoo »). Pour avoir un ordre d’idée, il faut 350 kilos d’opium brut pour obtenir 250 kilos de chandoo

Les ouvriers, exclusivement chinois, se transmettent leur savoir faire année après année. On les appelle les « bouilleurs ». Ils sont au nombre de 60 environ, divisés en 2 équipes, l’une pour le matin, l’autre pour l’après midi. Tout se passe dans un silence presque absolu. La cloche de cuivre règle depuis 1900 la vie de la manufacture. Elle sonne l’heure de la relève et nulle interruption ne se produit dans le travail.


Arrivée des boules d’opium. Source internet

Il faut 3 jours pour transformer l’opium brut en un opium destiné à être fumé après vieillissement.

Dans le journal « Le Colon Français », paru en 1929, on peut lire:
« La fabrication de l’opium à fumer comporte une série d’opérations qui se répartissent sur trois journées :
1ère journée: ouverture des boules ; 2èmejournée ; cuisson de l’opium et son épuisement par l’eau ; 3ème journée : filtration des liqueurs »

« C’est dans un vaste hall que se déroulent, au sein d’une atmosphère saturée de chaude humidité et de l’entêtante odeur opiacée, ces diverses besognes. A l’une des extrémités de la grande salle, des caisses entassées pleines de boîtes d’opium apportées là pour différentes raisons : saisies de contrebande, fermentation ayant fait éclater les boîtes, etc. Des hommes accroupis vident celles-ci dans des récipients, d’où le liquide sirupeux sera transvasé dans les cuves semi-sphériques ou il devra subir un autre traitement. »


Sortie des ouvriers – photo internet

« A l’autre bout, une rangée de grandes cuves en cuivre, dont trois surélevées. Au milieu, sur l’un des côtés, d’autres cuves plus petites, au nombre de quatorze, mobiles celles-là, et posées sur des foyers. Le moment venu, dans ces ustensiles d’une singulière cuisine, des hommes au torse nu, armés d’une pelle en bois, pétriront, malaxeront, suant, à la lueur ardente des charbons, une pâte noire et visqueuse. » […]

« Il est décortiqué, dans une journée, dix caisses ou 400 boules d’opium. » […]

« On a quelque peine à s’imaginer que le produit sorti de cette calme et laborieuse petite usine fait l’objet dans le monde, de l’adoration des uns, de l’exécration des autres ».

On peut lire aussi en 1938 dans l’un des bulletins des Amis du Vieux Hue un article rédigé par le Docteur Gaide : « De toutes les manipulations, la plus ingénieuse et la plus essentielle est certainement celle du crêpage. C’est à ce moment, surtout, que l’opium perd complètement son odeur d’origine pour prendre un parfum spécial, fin, délicat, flagrant, qui rappelle à la fois celui de la violette et de la noisette. Cette senteur si agréable est tellement prisée par certains Chinois [..] que c’est une des causes qui attache le fumeur raffiné à l’usage de l’opium. »

« Son arôme ne sera donné que par la fermentation. C’est la dernière opération. On répartit l’opium dans des récipients cylindriques de 250 litres, où il vieillit quatre à six mois. L’action de l’emmagasinement sur la qualité de l’opium est très importante à considérer : l’opium augmente, en effet, de valeur avec l’âge, bien plus rapidement que le vin de Bordeaux le mieux réussi. Un opium de 3 ans […] est la chose la plus délicieuse que puisse se procurer un fumeur ».


Intérieur de la manufacture, source Archive Nationale d’Outre Mer

La Régie met l’opium à la disposition du public dans des petites boites en cuivre de 100, 40, 20, 10 et 5 grammes. Les couleurs bleue et rouge distinguent l’opium du Yunnan de celui de Bénares.

Les prix de vente au détail sont fixés par les autorités. Les débitants, dument habilités, bénéficient d’une remise de 4,50 % sur le prix de vente aux particuliers.

En 1931 ; il existe 5 qualités d’opium: « Concentré », « Luxe », « Indien », « Etoile » et « Local », chacune déclinée dans tous les conditionnements existants. 3 prix dérogatoires existent pour la qualité « Local » pour les zones de production, le haut Tonkin et le Laos, ou des zones facilement accessibles à la contrebande comme la baie d’Halong.

Les débitants habilités sont identifiés grâce à une signalétique extérieure, R.O pour « Régie d’Opium », qui se distingue des « R.A » pour « Régie d’Alcool », autre monopole mis en place par les français.

Un ancien aumônier militaire raconte en 1910 ses souvenirs : « Avec quelle joie, au cours de longues tournées dans ce pays [..], voyais-je d’abord au-dessus d’une case, dans un misérable village de la brousse, flotter un petit drapeau aux couleurs françaises : mais avec quel serrement de cœur, en approchant, pouvais-je lire sur la partie blanche les deux lettres : R. O. Régie de l’opium. Le débitant de poison était souvent, à bien des lieues à la ronde, le seul représentant (indigène en général) de l’administration française ! » (Foi et vie, 1910, jacques Pannier)

Mais qui sont donc les fumeurs ?

En 1930, la Douane estime à 54.000 fumeurs habituels d’opium en Indochine sur une population totale de 18 millions, dont 5 millions d’hommes en âge de fumer. Ce sont principalement les chinois qui fument. La moitié de la production d’opium est fumée dans la ville de Cholon qui concentre à elle seule 50% de la population chinoise de la colonie. Les autres fumeurs sont certains « indigènes » fortunés, quelques français et des habitués vivants à proximités des zones de production.


Extrait de l’annuaire de l’Indochine en 1934, ville de Saigon

D’autres sources estiment à 100.000 le nombre de fumeurs dans toute l’Indochine et 2500 fumeries d’opium en 1940.

On fume donc principalement en Cochinchine ou s’écoulent, en 1930, 38 tonnes, pour 15 tonnes au Cambodge, 6 tonnes au Tonkin, 5 tonnes au Laos et idem pour l’Annam.

La vente d’opium est surtout une bonne affaire pour les finances de l’Indochine, puisque le monopole contribue en moyenne pour 25% du budget, ce qui est considérable.

Bien évidemment, de nombreuses critiques se sont élèvés contre ce commerce atypique. C’est ce que nous verrons dans une seconde partie.

Commentaires 1

  • Merci pour cette présentation bien documentée et bellement illustrée.

    Eclaire ma traversée de champs de pavot en 2012 aux environs de Muang Khua (Laos). En début de matinée, j’étais passé devant la hutte d’un opiomane expulsé de son village Khmu. Le poison est toujours actif.

    Fabrice

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