Le bagne de Lao Bao

Ils sont des milliers de touristes tous les ans à franchir le col de Lao Bao pour passer du centre Vietnam au Laos. Mais savent ils que ce lieu fut autrefois l’un des pires bagnes d’Indochine ?

Les anciens bagnes ne datent pas des français, ils existaient bien avant. Ceux de Poulo Condor et de Phu Quoc sont connus, mais ceux de Ban Me Thuot, Kontum ou Lao Bao sont tombés dans l’oubli. Pourtant, ces lieux furent tous aussi effrayants.


Prisonniers à la cangue en Indochine, source RMN, photo Dieulefils

Lao Bao est à 110 km à vol d’oiseau de Hué, au nord ouest. Le col est à 420 mètres d’altitude. C’est par ce col, unique le long de la chaine annamitique que les lao et les siamois ont essayé à plusieurs reprise, depuis le XVeme siècle, d’envahir l’Annam. Lao Bao est à 450 km de la mer.

La création du poste remonte à l’époque des Seigneurs Nguyen, en 1622. On parle alors de « Ai Lao » (ai = camp, lao = laos) situé à Lao Bao, village annamite. Ce centre est créé notamment pour administrer 9 provinces laotiennes. Il fut à nouveau utilisé par Minh Mang en 1820. Le camp est contourné sur 3 faces par la rivière Sépone qui a 40 mètres de largeur à cet endroit.

Au camp s’ajoute une prison mandarinale, c’est-à-dire recevant des condamnés des tribunaux indigènes, ceux qui devaient subir des peines de longue durée.

Des missionnaires ont aussi fini leurs jours au bagne de Lao Bao au temps de la persécution, comme le Père Odorico, franciscain italien. Epuisé de souffrances et de privations, le religieux y mourut moins de six mois après son arrivée, le 25 mai 1834.

Le journal L’Effort (1) paraissant à Hanoi donne, en 1937, quelques précisions sur le bagne : « De tout temps, l’Annamite a redouté l’exil, loin du village natal où dorment ses ancêtres, et le seul nom de Lao Bao avait toujours frappé d’épouvante les plus vaillants. »
Aller dans ces contrées « lointaines » est l’assurance de mourir rapidement. Le paludisme, la dysenterie et, plus tard, la tuberculose. La foret est aussi infestée de tigres et autres bêtes sauvages


« Les chevaliers de la courte échelle », photo extraite du livre d’Isabelle Massieu, publié en 1901

Durant la période française, les occupations des prisonniers consistaient en constructions de routes, abattage des arbres, défrichement des forêts, édification des bâtiments administratifs, excavation des terres, dynamitage des rochers et exploitation des carrières, constructions des ponts et des passerelles, extraction du sable dans le lit des rivières (avec de l’eau jusqu’au cou !) bref, en toutes sortes de travaux très pénibles. La route conduisant à Savannakhet a été construite en partie par les prisonniers du bagne.

Le journal L’Effort ajoute :
« Il est à remarquer, d’autre part, que ce régime fut considérablement aggravé par le choix des garde-chiourmes chargés de l’appliquer. Au lieu de recruter ces agents parmi le personnel spécialisé des services pénitentiaires, on préféra avoir recours à la garde indigène. On fit appel au zèle de certains gardes principaux, choisis pour leur manière antérieure de « servir ». On n’exigeait des élus que trois qualités: un cœur de roc, une robuste constitution et une obéissance passive aux ordres de l’autorité supérieure. Comme auxiliaires, on donna à ces gardes des miliciens « mois » [ethniques], appartenant aux hordes primitives qui se sont maintenues au cœur des régions insoumises de la mystérieuse chaîne annamitique et qui sont réputés pour leur cruauté, et aussi pour leur haine invétérée envers les hommes d’Annam. Le fusil chargé à la bretelle- un solide gourdin à la main, les miliciens « mois » purent à loisir donner libre cours aux pires instincts de leur nature farouche et sanguinaire. »

Alfred Raquez (2) voyage au laos en 1900 et raconte son passage à Lao Bao :

« Voici en effet Ai Lao ou plutôt Lao Bao, véritable nom du village où, depuis des siècles, sont détenus les criminels annamites. C’est l’endroit le plus malsain de la région. [..]
Les détenus travaillent, la cangue légère au cou; ils sont surveillés par des miliciens, fusil en bandoulière. Ils sont là deux cents malandrins, les uns condamnés par les tribunaux indigènes ou par les tribunaux mixtes des Résidents assistés du mandarin lorsque la victime est européenne, les autres rejetés par leurs villages. [..]
La nuit, un pied des détenus est passé dans la barre de force. Les sentinelles veillent.

Quelques-uns des motifs repris au livre d’écrou : Piraterie— Rebelle soumissionnaire ayant caché des fusils — Assassinat— A adressé des injures au Comat [organe de direction des hauts mandarins de la dynastie Nguyen] – S’est fait passer pour mandarin afin d’extorquer de l’argent— A reçu chez lui des rebelles — A blessé mortellement sa femme (strangulation avec sursis) — Frère d’un rebelle (tribunal indigène de Hatinh) 10 ans de travaux pénibles et servitude militaire — Rebelle ayant perçu l’impôt pour la bande du De-Doc (mort avec sursis).

La nuit, des cris : Un !.. deux !.. trois !.. quatre !.. Ce sont les sentinelles qui clament leur numéro pour s’assurer de la vigilance du voisin. Et me voilà sommeillant à deux pas des forçats. Pourvu qu’ils ne se révoltent pas cette nuit ! »

Et le lendemain matin, elle ajoute :
« Cop !… cop !… cop !… Trois fois durant la nuit le cri du tigre en chasse a retenti près de l’enceinte du pénitencier. »

Isabelle Massieu (3) raconte à la même époque son épopée à Lao Bao :

“On n’envoie au pénitencier d’Ai-Lao que les condamnés à perpétuité, ou les condamnés à mort avec sursis. La contrée est si malsaine qu’elle se charge de débarrasser l’Annam de ses pires sujets; et les Annamites en ont une telle peur qu’ils se sentent malades avant que d’arriver. En effet, la mortalité y est absolument effrayante. La moyenne du nombre des prisonniers est d’à peu près 150, quoiqu’ils ne fussent que 99 lors de mon passage. La mortalité est de 22 à 27 par mois; elle s’est élevée jusqu’à 29! (4) On dit que le gouvernement annamite ne leur donne à manger que ce qui est strictement nécessaire pour ne pas mourir. Ils sont employés à toutes sortes de travaux, sous la conduite de linhs, soldats annamites, presque aussi nombreux qu’eux mêmes. Les actes d’insubordination ne sont que trop fréquents. La cadouille et la mort sont les moyens de répression. L’Annamite a la frayeur et l’horreur de l’exil aussi les linhs eux-mêmes, qui s’engagent dans le service, en dehors de l’Annam, doivent-ils avoir, pour la plupart, des peccadilles sur la conscience. Les prisonniers portent la cangue. On les appelle volontiers les « chevaliers de la courte échelle». [..] L’interprète du poste d’Ai-Lao, qui a de grands adoucissements à sa situation de condamné, n’en circule pas moins la cangue au cou. Comme beaucoup de jeunes Annamites, il a une figure de femme, une expression de vierge, et avec cela une habileté et une intelligence qui l’ont mené ici pour des malversations et des faux des plus ingénieux. »

En 1908 les français modernisent la prison. En 1929, l’effectif est de 60 à 70 bagnards mais va progresser dans les années qui suivent avec les prisonniers politiques. A la suite de l’assassinat du recruteur de main d’œuvre Bazin et plus encore après les événements de Yen Bai en 1930, la répression est féroce et le nombre de détenus politiques augmentent de façon exponentielle. Tous les bagnes font le plein. Des nouvelles cellules sont construites en 1931-1932.


Emplacement du bagne, sur google earth

Certains députés, comme jacques Doriot, s’étonnent de la lourdeur des peines prononcées ainsi que de leur nombre. Pour l’affaire Bazin, pas moins de 76 condamnations pour 365 années de bagnes ! (5)

Le député socialiste George Nouelle évoque, en juin 1929, le cas d’un prisonnier lors d’un débat à la chambre des députés « le prince Buu Dinh, membre de la famille royale, condamné à 9 ans de travaux forcés, se meurt à Lao Bao, le bagne le plus meurtrier de la colonie. Son crime ? Avoir été l’ami de Phan Boi Chau, homme vénéré de tous les indochinois » (5)

En juin 1930 (5), le ministre des colonies Marius Moutet évoque la répression dans un nouveau débat : « Exécuter les indigènes par dizaines, peupler les bagnes comme Poulo-Condor ou Lao-Bao, entourés d’une légende d’horreur qui s’explique par le régime qui y règne, peupler ou surpeupler les prisons, est-ce avec cela qu’on arrêtera un mouvement qui prend aujourd’hui ce caractère et cette ampleur ? […] La répression répond-elle à tout ? Suffit-elle à tout ? Certains le croient. Je pense, quant à moi, que leur vue est courte et qu’ils se ménageraient de tristes réveils si on les suivait dans les suggestions qu’ils portent au Gouvernement ou devant l’opinion »

En 1934, le bulletin administratif de l’Annam (6) précise les règles de fonctionnement du bagne : « les condamnés doivent être de sexe masculin et être âgé entre 20 et 50 ans. Les condamnés de droit commun doit être séparés des condamnés dits « politique » ».

Ce que craignent le plus les autorités est la contagion des prisonniers de droit commun avec les révolutionnaires.

En 1936, le Front Populaire procède à la libération de prisonniers politiques dans les colonies. Pour le gouvernement de l’époque, il fallait rétablir une relation de confiance avec les populations des colonies. En Indochine, 1277 prisonniers sont relâchés, mais c’est loin d’être le compte pour les observateurs locaux. Une demande complémentaire d’amnistie d’une centaine de prisonniers politiques est rejetée par Marius Moutet, ministre des colonies en juillet 1937.

La prison servira dans les guerres d’Indochine et du Vietnam. De nombreux révolutionnaires y perdront la vie. C’est pourquoi ce lieu est aujourd’hui un lieu de mémoire. Les bâtiments ne sont plus que des ruines, et des stèles à la mémoire des disparus ont été dressées.

Principales sources :
(1) L’Effort, 30 juillet 1937,
(2) Pages laotiennes, A Raquez, publié en 1902,
(3) Comment j’ai parcouru l’Indo-Chine, Isabelle Massieu, publié en 1901,
(4) Il semble que ces chiffres soient donnés pour une année et non par mois,
(5) Journal Officiel de la République Française, débat de la Chambre des Députés, 14 juin 1929, 6 juin 1930, 10 décembre 1930
(6) Bulletin administratif de l’Annam, 30 avril 1934,

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