Catégorie «Indochine»

Déménagement du centre culturel français de Hanoi

Les français qui vivent à Hanoi connaissent bien « l’Espace » de la rue Thang Tien, l’ancienne rue Paul Bert, la rue qui mène à l’opéra.

L’Espace, c’est le centre culturel français de Hanoi qui était à la fois un espace d’exposition, une salle de conférence, une médiathèque… Un haut lieu de la culture à Hanoi donc. Mais ces dernières années, le quartier s’est embourgeoisé et les prix de location se sont envolés. Le centre français ne peut plus suivre financièrement et l’ambassadeur de France a donc décidé de le déménager à quelques kilomètres de là (1), dans des locaux historiques mais plus modestes.

Certains regretteront de voir l’Espace quitter un bâtiment superbe, construit en 1927 pour la célèbre Imprimerie d’Extrême Orient, l’IDEO..


L’IDEO en 1951

L’IDEO fut l’imprimeur du Bulletin des Amis du Vieux Hué (BAVH), les 123 numéros publiés entre 1914 et 1945. Une impression compliquée, car les numéros possédaient des illustrations en couleur et de nombreux caractères chinois, choses pas si simple à imprimer à cette époque. C’est aussi l’incendie de l’imprimerie de l’IDEO en mars 1945 qui réduit en cendre le manuscrit du dernier numéro. Le BAVH est donc aussi lié à l’histoire de l’IDEO.

Faire un article sur l’IDEO est aussi une bonne raison pour mettre en ligne une affiche magnifique publiée dans les années 20 par le gouvernement général de l’Indochine pour encourager le tourisme le long du Mékong. Cette affiche a été imprimée par l’IDEO.


Affiche de propagande touristique publiée par le GG de l’Indochine. Source Pinterest

Mais revenons un peu en arrière sur l’origine de cette imprimerie. Elle est intimement liée aux frères Schneider, tous deux arrivés très tôt dans la colonie. Ils travaillent ensemble, mais chacun dans son domaine de compétence.

Ernest, l’ainé, né en 1843, est guidé par l’amour de la lecture. A Hanoi, il est libraire, papetier, vend des articles de bureau. Ses bureaux font aussi office de bibliothèque, offrant dès 1890 des centaines d’ouvrages en prêt.

François Henri, quant à lui, s’occupe de l’atelier d’imprimerie de l’administration, dès l’arrivée des français au Tonkin en 1884. Profitant des largesses de l’administration, il se met très vite à son compte. Il importe de France des machines modernes. Il devient très vite un expert reconnu en typographie, lithographie, reliure et gravure. La qualité de ses impressions est reconnue par tous et on le qualifie bien volontiers « d’artiste ». Durant toute la période française, la quasi totalité des ouvrages publiés en Indochine le seront par l’IDEO. François Henri est aussi un amoureux de la culture locale. Il est l’un des rares occidentaux à parler le vietnamien et a d’excellentes relations avec la population locale.


Carte colorisée de la rue Paul Bert et de l’IDEO (source internet)

Et notamment avec ses ouvriers. Car rappelons qu’il est parti de zéro à Hanoi et qu’il lui a fallu former tout son personnel. Il fut un patron qu’on qualifierait volontiers de « paternaliste » aujourd’hui. Il construit des logements pour eux, leur offre des lopins de terres à leur retraite. Il encouragea aussi certains d’entre eux à se mettre à leur compte, notamment en Cochinchine.

Il fut aussi le premier à utiliser le bambou pour l’élaboration de la pate à papier. Il crée dès 1893 une papeterie le long du lac de l’Ouest, qui utilise aussi les chiffons de la ville de Hanoi, dont personne ne sait quoi faire jusque là..

Mais c’est sans doute la création des caractères locaux, vietnamiens et chinois, qui est à mettre à son crédit. Tâche éminemment compliquée au vue du nombre des caractères, 8000 pour les caractères chinois !. C’est aussi un sujet sensible car pouvoir imprimer en Quoc Ngu, la nouvelle langue vietnamienne, faisait rêver les nationalistes et la possession des caractères était très surveillée.

L’imprimerie est d’abord construite rue du Coton puis rue Paul Bert, à l’emplacement de l’Espace. 125 ouvriers sont présents sur le site. L’imprimerie est très prospère, notamment grâce aux commandes publiques (le journal officiel de la colonie par exemple est imprimé là). Il imprime quantités de journaux. Il est meme éditeur de cartes postales. En 1898, F.H Schneider se construit une magnifique villa en bordure du lac de l’ouest. Cette villa existe toujours (2).


Intérieur de la villa Schneider, photo prise en 2005

Si F.H Schneider décède en France en 1921, sa société continue de se développer. En 1926, la société décide de détruire les bâtiments de la rue Paul Bert pour y construire le bâtiment que nous connaissons aujourd’hui. C’est l’époque du boom économique de l’Indochine et la ville de Hanoi s’équipe de bâtiments à l’architecture très moderne, notamment des banques. C’est à l’architecte Trouvé que l’on doit la façade.
Mais les locaux sont vraiment trop petits et il est décidé de transférer l’impression sur l’ancien site de la manufacture des tabacs, 11.000 m2, dans le quartier Yen Phu, non loin de la rue Paul Bert. Dans cette nouvelle usine ultra moderne, on y imprime tout, et notamment des millions de paquets de cigarette et autres étiquettes de boites d’allumettes..

On n’entendra plus le bruit des rotatives rue Paul Bert. La, sont conservés les bureaux, une librairie sans doute la mieux fournie de tout l’Extrême-Orient, et un salon de lecture. 500 personnes travaillent pour l’IDEO en 1932.

La suite de l’histoire ne m’est pas connu, mais on peut imaginer que l’imprimerie changea de mains en 1955. Le batiment de l’ancienne rue Paul Bert ne semble pas avoir souffert pendant les décennies qui suivirent.

Mais on sait néanmoins que c’est jacques Chirac qui inaugura les locaux de l’Espace en 2003, lors du congrès de la francophonie au Vietnam.

Presque 20 ans après, l’histoire change à nouveau de direction.

(1) : nouvelle adresse au 15 rue Thien Quang, district Hai Ba Trung District
(2): voir mon site belleindochine.free.fr
http://belleindochine.free.fr/VillaSchneider.htm

Sources :
– Le Monde Colonial Illustre, 1929, Gallica,
Le_Monde_colonial_illustré___1929ImprimerieOrientHanoi.pdf
– L’Eveil Economique, 1932, Gallica,
LÉveil_économique_de_lIndochine___Ideo1932.pdf
– Site internet https://www.entreprises-coloniales.fr/inde-et-indochine.html,
– Le Courrier du Vietnam: interview de l’ambassadeur de france au vietnam

La stupéfiante histoire du sabre et du sceau de Bao Dai, dernier empereur

Sous la monarchie Nguyen, l’épée et le sceau du roi sont les symboles du pouvoir suprême. C’est ce qu’on appelle les régalia, c’est-à-dire les objets symboliques de royauté.

Le sceau est particulièrement important. Un sceau sert à signer et à authentifier les documents les plus importants de la cour. Pas un document ne sort de la citadelle sans qu’un seau ait été apposé.
Autrefois, une vingtaine de sceaux importants étaient conservés dans la citadelle de Hué, capitale impériale. Ces sceaux avaient été façonnés depuis le début de la dynastie en 1802. Une fois par an, peu avant le Têt, étaient organisée une cérémonie de nettoyage de ces sceaux, en présence des plus hauts dignitaires de la cour.

Certains sont passés dans l’histoire, comme le sceau de vassalité du Dai Nam (Vietnam) à la Chine. Il a fait l’objet de nombreuses tractations entre les français conquérants et la cour d’Annam. Il a finalement été détruit en 1884 sous la menace des français.


Remise des regalia lors de la cérémonie de Dalat (?) en 1952

Mais le 25 aout 1945, l’histoire bascule. L’empereur Bao Dai a reçu la veille un message par la poste émanant « d’un comité de patriotes de Hanoi » lui demandant de remettre son pouvoir au peuple. Bao Dai, sans trop réfléchir aux conséquences de ses actes, va donner son accord pour abdiquer et transférer son pouvoir aux révolutionnaires. Il ne sait pas qui ils sont, il entend parler pour la première fois de sa vie d’un certain « Ho Chi Minh », pourtant bien actif en Indochine depuis la fin des années 20…

Cinq jours plus tard, le 30 aout, sur l’esplanade devant la citadelle de Hué, devant quelque milliers d’habitants, il abdique. Il a revêtu pour la dernière fois sa tenue d’apparat de couleur jaune, symbole de la dynastie. Il prononce son discours et s’étonne que personne de la famille royale n’applaudisse. Il faut dire qu’il vient, en quelques minutes, de mettre fin à 143 ans de règne de la dynastie Nguyen. Pour la famille royale et les hauts mandarins, c’est la douche froide. Ils perdent tout : rétribution, privilèges, emplois… Le sceau et l’épée royale sont alors remis à des représentants d’Ho Chi Minh.

Le sceau est le plus beau et le plus grand de la dynastie. C’est le sceau « Hoang De Chi Bao » Il a été fondu en 1823 pour le plus puissant empereur de la dynastie, Minh Mang. Il est en or pur et pèse près de 10,7 kilos ! De forme carré, il est surmonté d’un dragon sinueux. Ses pates à 5 griffes tiennent fermement la face du sceau.

L’épée qui l’accompagne a été fabriquée, quant à elle, sous le règne de l’empereur Khai Dinh, père de Bao Dai. Il s’agit d’une longue épée avec une lame en acier, une poignée incrustée de pierres précieuses et un fourreau en or.

Dès le lendemain, l’épée et le sceau sont apportés à Hanoï pour être utilisé lors de la cérémonie de déclaration d’indépendance du 2 septembre 1945.

Quelques jours plus tard, Bao Dai, devenu désormais le simple citoyen Vinh Thuy, se rend à Hanoi et rencontre Ho Chi Minh. Celui-ci s’étonne de son abdication. « Sire, nous ne sommes pour rien dans le message que vous avez reçu à Hué réclamant votre abdication. Personnellement, comme je l’ai dit le 22 août, j’envisageais votre maintien à la tête de l’Etat et ma désignation comme chef du nouveau gouvernement. Je désapprouve ceux qui ont exercé sur vous une pression vous conduisant à l’abdication »…


Le sceau « Hoang De Chi Bao » (source 3)

Quelques temps plus tard, lorsque les français réinvestissent Hanoi, le sceau et l’épée sont cachés par les troupes d’Ho Chi Minh dans le mur d’un ancien temple aux environs de Hanoi. Les troupes françaises découvriront par hasard ces objets.

Début mars 1952, les autorités françaises organisent une cérémonies officielles à Dalat au cours de laquelle aura lieu la restitution de ces objets, non directement à Bao Dai, mais à la Reine-Mère, Tu Cung.. A cette date, Bao Dai est chef de l’état du Vietnam. Il a retrouvé son nom d’avant.

Un peu plus tard, en 1953, craignant une dégradation de la situation en Indochine, Bao Dai décide de rapatrier des biens en France dont ces fameux régalia. Il a la délicatesse de confier cette mission à Mong Diep, sa maitresse, que certains considèrent comme sa seconde épouse. A charge pour elle d’aller a Cannes pour remettre ces biens à Nam Phuong, son épouse légitime, impératrice en titre ! Nul ne sait comment Nam Phuong a accueilli la maitresse de son mari..

L’option du transfert du pouvoir à Bao Long, prince héritier âgé de 17 ans à cette date, n’est pas définitivement abandonnée et ces objets lui sont donc réservés.


Epée présentée comme celle de Bao Dai (source 4)

Mais à la mort de Nam Phuong, en 1963, les espoirs de régner pour Bao Long sont définitivement éteints. D’ailleurs, on se demande quelles idées il avait sur l’indépendance du Vietnam, lui qui a combattu contre l’indépendance de l’algerie dans la légion étrangère..

La détention des objets suscite des tensions. Bao Dai cherche à récupérer les régalia et attaque son fils en justice ! La justice tranche : Bao Dai peut récupérer le sceau, Bao Long l’épée.

L’histoire n’est pas encore finie.. Bao Long a besoin d’argent pour acheter un appartement à Londres pour y vivre avec sa compagne du moment. Alors qu’il n’est que simple dépositaire d’un symbole dynastique, l’épée est vendue sans complexe dans une vente aux enchères. Il parait que c’est un américain qui l’a acquis. C’est le coup de grâce de la dynastie Nguyen qui s’éteint donc sans gloire.

Aux dernières nouvelles, le sceau serait toujours dans les mains de la dernière épouse de Bao Dai.

Evidemment, le Vietnam réclame ces objets qui appartiennent au patrimoine national. C’est mal parti..

Sources :
(1) Livre « Le Dragon d’Annam », par Bao Dai, concernant l’abdication. Mais on sait, à present et grace à F. Joyaux que ce n’est pas Dai Dao qui a écrit le livre…
(2) Livre Ao Dai de Xuan Phuong, sur l’abdication à Hué
(3) Livre « Nam Phuong », par François Joyaux, édition Perrin, 2019
(4) Article sur internet diffusé en 2019 : https://tienphongnews.com/the-precious-sword-and-seal-of-the-nguyen-dynasty-178360.html
(5) Photo de l’épée : https://www.reddit.com/r/SWORDS/comments/aobuiw/the_sword_of_the_bao_dai_the_last_emperor_of/

Témoignage: «un camp scout à Djiring»

« Dans les années 50, peut être en 1957, nous avons participé à un camp scout dans une léproserie où œuvraient des pères catholiques. A la lecture du blog, je sais aujourd’hui que son créateur était le père Cassaigne, et que les lépreux étaient des moÏs, les habitants de ces hauts plateaux. La léproserie portait le nom de « kala ». Elle était implantée en contrebas de la petite ville de Djiring, elle même sur la route reliant Saïgon à Dalat. Kala était composée de plusieurs constructions de bois et de tôles. Les religieux avaient constitué une troupe de louveteaux, que nous affrontions de temps en temps, pour des tournois de jeu du foulard, ou de football. Tous les matins, après la toilette, nous faisions du sport sur un petit terrain de football. Ce terrain est visible sur la photo aérienne. On y distingue le talus où se tenaient assis nos « admirateurs ». La construction coupée sur la photo, en bas à droite, devait être la chapelle.  »

« La séance de sport matinale intriguait les moïs. Et au fil des jours, nos curieux se faisaient de plus en plus nombreux. Sous les regards de nos « admirateurs », nous devions exécuter des mouvements de gymnastique.
Un matin, il arriva un incident cocasse. A la fin d’un enchainement de mouvements, notre cheftaine nous demanda d’exécuter une série de saute-moutons. Il y avait dans notre troupe un louveteau un peu gros. Quand vint le tour de ce dernier, à son premier saut, sa réception fut un désastre, son short tomba, le découvrant nu comme un ver sous les yeux ébahis de nos spectateurs. En un instant ce fut des éclats de rires. »

« Pendant ce même séjour, il avait été décidé que nous irions visiter un village moïs. Le jour dit, on partit tous en file indienne derrières nos guides adultes, et de louveteaux moïs. Après un début de parcours facile, on commença à pénétrer dans la forêt humide où les plantes dégoulinaient et nous avaient rapidement trempé. Les feuilles que nous devions écarter tout le long du sentier étroit déposaient sur nous des sangsues luisantes et noires. A chaque arrêt, c’était l’inspection des bras, des jambes, et des chaussures. Les sangsues, parfois 5 par jambes, venaient aussi se coller sur les bras, et dans le cou. Une grande personne venait avec une cigarette allumée pour les brûler puis les détacher.  »


Arrivée au village moi

« La marche était assez longue et quand on aperçut des rangées de bambous dressés devant nous en fin de journée, c’était le soulagement. Pour pénétrer dans le village fortifié, il fallait marcher sur une cinquantaine de mètres, au milieu d’un étroit couloir de hauts bambous aux pointes acérées.
Nous étions fatigués par la longue marche et par les « prises de sang » à répétitions. Après un rapide repas, on nous dispersa dans les huttes sur pilotis. Leurs planchers étaient à un mètre cinquante environ du sol. Ces huttes étaient toute en longueur et pouvaient abriter une grande famille au complet. Pour pénétrer à l’intérieur, il fallait se baisser, puis marquer un temps d’arrêt, de façon à s’habituer à l’obscurité. Une très forte odeur de fumée, provenant d’un petit foyer, nous étouffait. Comme aucune cheminée n’était prévue, la fumée s’accumulait sur la moitié supérieure de l’habitacle. Le trop plein s’échappait entre les bambous et par la petite entrée. A l’intérieur, il était difficile de se déplacer, tant il faisait sombre. Tout déplacement se faisait au petit bonheur la chance. »

« Ce village était un peu différent de celui de photo, car la grande forêt venait plus près des huttes, et ces dernières étaient toutes sur pilotis. »

« Cette seule nuit passée avec les Moïs, je m’en souviens bien encore. Une nuit interminable, où j’avais du mal à trouver le sommeil, tout enfumé comme un jambon. Autour de ce feu, des hommes ont parlé pratiquement toute la nuit. A moitié asphyxié, j’étais aussi terrorisé par une grosse chose qui pendait au dessus de ma tête: une énorme jarre suspendue par des lanières. Avant de trouver le sommeil, je fis une prière pour que les lanières végétales tiennent bon.
Le lendemain, retour par le même chemin, où tout le long, nous avons servi de repas aux sangsues sournoises, qui nous attendaient.
Ce séjour à Kala fut quand même bénéfique car à ce moment là, mon frère et moi avions beaucoup de verrues aux genoux. Quelle ne fut pas notre surprise de les voir toutes disparaître à notre retour à Saïgon. Peut être était-ce grâce à nos baignades répétées dans le petit ruisseau qui traversait la léproserie ? »

Jean Pierre Hua, 2022

Mgr Cassaigne, un missionnaire au service des lépreux

Le souvenir du Père Cassaigne est toujours aussi vivant, comme en témoigne la récente publication d’un remarquable ouvrage de photos historiques. Il faut dire que le Père Cassaigne est aimé tant en France qu’au Vietnam, et qu’une procédure de béatification a été décidée par les évêques vietnamiens en 2019.


Le Père Cassaigne en 1956

Mais revenons au début de son histoire. Jean Cassaigne est né en 1895 dans les Landes. Il a très vite l’esprit missionnaire et intègre les MEP en 1920. Il est nommé en Indochine en 1926 et rejoint les Haut Plateaux en 1927 avec pour mission de créer un nouveau poste à Djiring (Di Linh aujourd’hui), non loin de Dalat, auprès des ethnies minoritaires. Pas facile de se retrouver seul au milieu d’une nature hostile avec des montagnards démunis de tout. Il doit apprendre leur dialecte, le K’ho, et s’attache à publier les premiers lexiques de conversation. Mais son action est ébranlée à la suite de la mort d’une lépreuse, mise au ban de sa communauté. Il décide alors d’aider ces exclus en fondant une léproserie sur un terrain à quelques kilomètres de Djiring. Il veut sortir les lépreux de leur isolement et leur demande de participer à sa construction. Les chefs des villages aux alentours s’associent aussi au projet. En mars 1929, 16 paillottes sont construites, accueillant 21 lépreux. L’entraide gouverne la vie quotidienne. Les plus vaillants aident les plus atteints. Le père Cassaigne crée aussi une atmosphère de joie en organisant des fêtes. Les lépreux sont devenus « des personnes ». Des amis du père Cassaigne lui offrent une Citroën 5cv Trèfle. Elle servira aussi à faire fonctionner un projecteur de cinéma et diffuser les films de Charlot aux lépreux. Le succès est immédiat, les lépreux retrouvent la joie de vivre et le plaisir de rire. L’institut pasteur fournit les médicaments et l’administration finit par soutenir financement la léproserie. Bien sur, la dimension spirituelle de l’œuvre n’est pas oubliée. « La vocation d’un missionnaire, c’est d’aider et servir les malheureux et par la charité, les amener au Christ ». De fait, la plupart des lépreux se sont convertis au christianisme avant de mourir.


Le Père Cassaigne dans son bureau en 1926


La léproserie de Djiring en 1952, après la reconstruction

Les années passent, la léproserie prend de l’ampleur. Mais la maladie n’épargne pas le père Cassaigne. Il souffre depuis le début de fréquentes crises de paludisme qui le font souffrir. Il doit repartir en 1932 plusieurs mois en France pour se reposer. En 1938, il reçoit le soutien des religieuses qui viennent l’épauler dans la léproserie.


Le Pere Cassaigne (à droite) au milieu des siens avec le Père Parrel de Cai Mong en 1926

Ce qu’il appelle « une tuile » finit par se produire. Il est nommé vicaire apostolique (c’est-à-dire évêque) de Saigon en 1941. Lui, heureux au milieu des siens, habitué à la vie en brousse, se voit propulser au milieu des mondanités et des affaires du monde ! Son sacre en la cathédrale de Saigon vit la présence d’une délégation de ses chers montagnards, venus en costume « local ». Saigon en a gardé le souvenir pendant longtemps.
Le père Cassaigne, devenu Monseigneur, allait rester 14 ans à ce poste, assistant à tous les événements dramatiques de l’époque : l’occupation japonaise, le coup de force du 9 mars 1945, les combats avec le vietminh, la guerre d’Indochine… Il apportera du réconfort à tous aux souffrances de la guerre. Par ses actions, il en a impressionné plus d’un et notamment les occupants japonais. Le colonel Amano, officier responsable des liaisons avec les Français, finira même par se convertir au catholicisme à son retour au Japon.


Lors du « sacre » à Saigon, en 1941

Fin 1954, il découvre qu’il est atteint lui aussi de la lèpre. Il démissionne en mars 1955 pour reprendre son poste à Djiring. Il restera auprès de ses lépreux jusqu’à son décès, fin octobre 1973. Il est inhumé au milieu du village des lépreux.


L’église de Djiring en 1941

Aujourd’hui, le village existe toujours. Il est géré conjointement par les autorités vietnamiennes et les Filles de la charité Saint Vincent de Paul. La tombe du Père Cassaigne y est toujours honorée. Son souvenir reste vivace au sein de nombreux Vietnamiens.

En France, l’association « les amis de Mgr Cassaigne » est très active. Elle est à l’ origine de la publication du très beau livre dont sont tirées les photos présentées dans cet article. Le livre, riche de 162 photos, peut être commandé sur le site de l’association https://www.helloasso.com/associations/les-amis-de-mgr-jean-cassaigne/

Sources:
– photos: extraites du livre « Jean Cassaigne, l’évêque des lépreux », avec l’aimable autorisation de l’association.
– texte: d’après le site Ifra et le livre « La Lèpre et Dieu, Jean Cassaigne », de Louis et Madeleine Raillon.

A voir aussi:
– article de la revue Indochine parue en 1943 : ArticleIndochineCassaigne1943.pdf
– autre article, également paru dans la revue Indochine:leproserieDjiring.pdf
– carte du Haut Donai vers 1943, revue Indochine : carteDjiring1943RevueIndochine.pdf

Le peintre Mai Thu

Faut-il encore présenter Mai Thu ? Pour les gens de ma génération, il s’est fait connaitre en occident à travers les illustrations des cartes de vœux de l’Unicef, très en vogue avant l’arrivée d’internet. Les enfants aux traits simplifiés mais aux couleurs vives ont eu un immense succès.


Portrait d’une princesse royale présenté lors de l’expo de Macon

Mais Mai Thu, ce ne sont pas que des décors de cartes de vœux ou autres puzzles ! C’est un artiste aux talents multiples auquel l’exposition organisée en 2021 à Chalon sur Saône a rendu un immense honneur.
A défaut d’avoir pu voir l’exposition, je me suis rabattu sur le très beau livre édité à cette occasion. Un bel hommage pour cet artiste vietnamien mort en 1986.


L’un des tableaux exposés à Macon (source: livre de l’expo)

Rappelons que Mai Thu est né en 1906 près de Haiphong. Il est le fils du vice-roi de Bach Ninh, dans un milieu aisé donc. Il fait parti de la 1ere promotion de l’Ecole des Beaux Arts de l’Indochine à Hanoi, 6 élèves seulement. Cette école, voulue par Nan Son, va révolutionner l’art au Vietnam. Sous l’impulsion de Victor Tardieu, son fondateur et directeur, et d’artistes venus de France, l’enseignement vise à susciter un art aux techniques certes modernes mais puisant toute son inspiration dans le pays même. La peinture sur soie, le laquage sont ainsi revisités, les sujets ne sont plus uniquement religieux ou cultuelles. Mai Thu sort diplômé de l’école en 1930, au coté d’artistes devenus depuis célèbres comment Le Pho ou Nguyen Phan Chanh.

Les débouchés artistiques sont inexistants dans l’Indochine de cette époque. Les maisons traditionnelles des notables ne se prêtent guère aux peintures « modernes ». Mai Thu est donc nommé comme professeur de dessin au lycée Khai Dinh à Hué (futur lycée Quoc Hoc) ou il restera 6 ans.


Mai Thu à Hué, devant le pont Kho, peu avant son départ pour la France

Sur place, il en profite aussi pour approfondir ses dons de musicien notamment dans la pratique d’un instrument monocorde traditionnel. Il dessine aussi pour des revues de mode et participe à des concours de timbres postaux. Si son poste de professeur lui permet de vivre, il continue de peindre et d’exposer lors d’expositions organisées par son ancienne école, au Vietnam, au Japon et en Europe. En 1932, il expose notamment à la Résidence Supérieure de Hué au coté de peintres français comme Louis Rollet. Au cours de cette exposition, il vendra une toile à l’empereur Bao Dai. A la différence des peintres voyageurs français, qui privilégient les paysages, les artistes vietnamiens font de nombreux portraits, en sublimant notamment la beauté des femmes locales.


Mai Thu en train de peindre au tombeau de Tu Duc, à Hué (source: livre de l’expo)

En 1937, Mai Thu part pour la France, officiellement pour participer à l’exposition des arts décoratifs de Paris. Sans doute aussi pour rejoindre ce pays dont on lui dresse un portrait idyllique..C’est aussi pour fuir un mariage arrangé par ses parents ! Il part avec Le Pho et Vu Cao Dam qui, eux, connaissent déjà la France. Tous les 3 savent que la France leur offrira des débouchés que l’Indochine traditionnelle est incapable de leur fournir.

Les 3 artistes s’installent à Paris et participent aux salons des indépendants. Mai Thu s’engage dans l’armée française au début de la guerre. Il sera démobilisé en 1941 à Macon ou la bourgeoisie locale ne tarde pas à le remarquer et à lui commander des portraits.

De retour à Paris, il rompt avec la peinture à l’huile pour se consacrer entièrement à la peinture sur soie, afin d’affirmer ses origines et se distinguer des peintres français. La technique de la peinture sur soie nécessite une grande maitrise, car aucun repentir n’est possible. Il s’adapte aux contraintes occidentales en encadrant ses œuvres au lieu de les rouler comme en Asie.

Il expose fréquemment dans des galeries et il en vit confortablement. Dans les années 60, il multiplie les toiles dont des petits formats, accessibles à toutes les bourses. Les femmes vietnamiennes en « ao dai » lui assurent un grand succès tout comme les scènes de jeux, les enfants, la tendresse maternelle.
Il va progressivement simplifie les silhouettes, quittant ainsi le réalisme, en introduisant des couleurs plus vives. Son art est subtil, ses compositions sont totalement maitrisées.. « Ses enfants » repris par l’Unicef le feront connaitre mondialement. Perfectionniste, il attache aussi beaucoup d’importance aux cadres qu’il réalise lui-même.

Il évoque aussi fréquemment la souffrance du peuple vietnamien dans ses œuvres, en écho à une guerre sans fin.

Il meurt en 1980 à Clichy et il est enterré au cimetière de Vanves. Tombé dans l’oubli après sa mort, Mai-Thu, à l’instar d’autres artistes formés à l’Ecole des beaux-arts d’Hanoï, a retrouvé un succès grandissant dans les salles de ventes, en Europe ou à Hong Kong. Ses toiles sont aussi abonnement copiées. Mai Thu revient aussi en grâce auprès des autorités vietnamiennes, à juste titre car il a toujours défendu la paix dans son pays natal. Une rue porte son nom à Haiphong.

A voir:
– site internet http://www.mai-thu.fr/, par la fille de Mai Thu,
– les principales toiles présentées lors de l’expo de Macon en 2021, https://www.parisladouce.com/2021/07/expo-mai-thu-1906-1980-echo-dun-vietnam.html
– livre « Mai Thu, echo d’un Vietnam rêvé », lié a l’exposition de Macon
– article paru en 1932 sur l’exposition de Hué
1932_10_01_ExpopeintureHueRolletMaiThu.pdf

Il y a 90 ans : la Princesse Astrid et le futur roi Leopold III en Indochine

Qui se rappelle encore de la princesse Astrid aujourd’hui ? En France, probablement pas grand monde, mais en Belgique, tout le monde ! La reine Astrid, c’est un peu la princesse Diana de l’époque, les affaires de cœur en moins. Une énorme popularité pour celle qui est devenue la reine de Belgique en 1934.

Mais revenons au début de l’histoire..
Astrid est princesse de Suède et épouse le prince héritier Léopold III de Belgique en 1926 à l’âge de 21 ans. Astrid a toujours eu une vie simple et décontractée avec sa famille et continue sur la même lancée avec son mari. Ils ont alors 2 enfants, dont le futur roi Baudouin, avant de décider de partir en 1932 en Extrême Orient. Ils avaient décidé de partir au Japon, mais les visées expansionnistes des japonais en Chine les en a dissuadées. Cap donc sur les territoires français, anglais, hollandais et américains ainsi que vers le siam indépendant. Il s’agit d’un voyage d’étude pour éclairer le futur roi sur la manière dont les pays mettent en valeur leurs possessions.
Donc ils voyagent incognito ou presque, en participant à peu de réceptions.

C’est donc début 1932 qu’ils embarquent à Gênes pour faire une première escale en Égypte pour visiter les pyramides. Puis le couple princier arrive à Singapour, visite Kuala Lumpur et Penang en Malaisie, possession anglaises. Ils rejoignent ensuite le Siam en train, train tiré par une locomotive diesel, une grande première pour la princesse..

A Bangkok, ils peuvent s’attarder en toute simplicité aux multiples rayons d’un grand magasin belge.

Le couple royal au Laos

Le 18 février, ils prennent un train spécial pour le nord du Siam. Ils gagnent en automobile le Mékong, à Xieng Sen, où ils sont accueillis par les autorités françaises. Les voici donc en Indochine !

Ils n’ont pas choisi la voie la plus facile pour entrer en Indochine. Ils s’embarquent en effet sur deux pirogues à moteur pour un trajet de 3 jours sur le Mékong, jusqu’à Luang-Prabang. Toute cette région du haut Mékong, empreinte de grandeur sauvage, les intéressa vivement. Les jours suivants, sites et monuments furent visités par les hôtes du roi Sisavong Vong.


La RC7, la route Astrid, au Laos

Le Laos a cette époque est encore très isolé et les conditions de circulation bien compliquées. Aucune personnalité de marque ne s’était aventurée avant eux sur ces territoires. C’est donc une grande fierté pour le Laos d’accueillir le couple royal.

Le 2 mars, le duc et la duchesse quittent en automobile le royaume Laotien. Ils atteignaient la fameuse route des crêtes par mille mètres d’altitude, franchissant à cheval une partie du trajet, et à pied le reste. La route n’est en effet qu’un chemin muletier ou il ne faut pas s’attarder, les tigres étant nombreux.. Ils sont accompagnés de porteurs Kha. Ils passent par la plaine des jarres et continuent en automobiles jusqu’en Annam. 600 km viennent de passer pour arriver enfin à proximité de Vinh. La, un train spécial les conduit à Hanoi.


Accueil du couple par le gouverneur Pasquier à Hanoi

Accueillis par le gouverneur de l’Indochine Pierre Pasquier, ils restent quelques jours pour visiter toutes les réalisations françaises de valeur et même la Légion étrangère où ils serrent la main à une trentaine de Belges.

Ils font une excursion en baie d’Ha long et visitent les charbonnages de Hongay. Ils visitèrent aussi Haiphong et son immense cimenterie.

Le lendemain, départ en train pour Hué. Ils sont accueillis par le régent Ton That Han et vont rendre visite à la mémoire française de la ville, Mgr Allys, vicaire apostolique de la ville, retiré dans sa maison de Phu Cam depuis qu’il a perdu la vue. Ils restent 2 jours à Hué, à peine le temps de visiter tous les monuments que les touristes d’aujourd’hui connaissent.


La visite du couple au regent de l’Annam

Le 15 mars, ils quittent Hué en train puis en voiture pour rejoindre Dalat. Le 18, arrivée à Saïgon. Une journée fut consacrée à une promenade dans la ville élégante qu’est la capitale de la Cochinchine et dans Cholon, la « métropole du riz ».

Ce sera ensuite une visite à Phnom Penh et aux « ruines d’Angkor » comme on les appelait à l’époque.
Le 25 mars, le couple royal embarqua sur le bateau Georges Philippar pour rejoindre Hong Kong. Il faut savoir que ce luxueux bateau des Messageries Maritimes coulera moins de 2 mois après, des suites d’un incendie, faisant plus de 49 victimes.

De Hong Kong, ils iront aux Philippines, où le Duc enrichira ses collections de reptiles, d’insectes et de plantes rares. Ils feront ensuite un arrêt aux Célèbes, un autre à Bornéo, pour quinze jours de jungle, et d’autres à Bali, à Java et à Batavia (Jakarta).

Ils embarquent enfin le 27 mai 1932 sur le MS Baloeran, un paquebot hollandais, pour leur retour en Europe et accosteront à Marseille.


Photo publiée dans l’Excelsior au retour du voyage du couple

Quelques mois plus tard, Astrid devient reine des Belges lorsque son époux prête le serment constitutionnel le 23 février 1934.


La reine Astrid en tenue orientale

Mais en 1935, c’est le drame. Alors qu’ils sont en vacances en suisse sans leurs enfants, Léopold III décide de conduire lui-même sa nouvelle voiture Packard. Il en perd le contrôle, et sa femme meurt sur le coup. C’est un immense choc pour la Belgique. 500 000 personnes viendront rendre hommage à la défunte dans la chapelle ardente et ses funérailles, le 3 septembre 1935, seront suivies par des millions de personnes à travers l’Europe.

L’histoire n’est pas tout à fait finie pour l’Indochine. En 1938, la route de Luang Prabang à Vinh, la RC 7, est inaugurée. Elle portera le nom de la Reine Astrid. Un monument est dessiné par l’architecte Lagisquet, bien connu à Hanoi, et réalisé par le sculpteur George Khanh. Ce monument était positionné à Phu Dien, à l’intersection entre la route Astrid et la route mandarine, 6 ans après le passage du couple royal.


Le circuit du couple royal en indochine

Sources principales: gallica, les annales coloniales (mars 1933), journal Le Temps et Excelsior, L’eveil Economique, internet