Catégorie «Indochine»

L’école Jeanne d’Arc de Hué

C’est encore une page qui se tourne pour le Hué d’autrefois avec la destruction courant 2022 des derniers bâtiments historiques de ce qui fut l’institution Jeanne d’Arc, première école des filles de la ville.


Les bâtiments de l’ecole avant leur destruction

On doit la construction de cette école à la congrégation des sœurs de Saint Paul de Chartres, très active en Indochine. Les sœurs sont arrivées à Hué en 1893, à la demande de l’Evéque Mgr Gaspar. C’est plus spécifiquement à Sœur Isaac que l’on doit la création de l’école. Sœur Isaac passa d’abord quelques années au Japon puis arriva en Cochinchine ou elle fit un court séjour. Elle rejoint ensuite, en 1897, la Sainte Enfance de Hué, orphelinat situé dans le quartier Kim Long. Elle fonda quelques années après l’institution Jeanne d’Arc en plein centre de la ville et en devint la supérieure. Nous sommes alors en 1910. Les bâtiments qui viennent d’être détruits furent construits sous son impulsion et inaugurés en 1931.

L’institution Jeanne d’Arc fut créée peu avant la création de la paroisse dont on peut voir l’église juste en face. En fait, la paroisse a été créée en 1911 et la construction d’une première église démarra à partir de 1914. Du fait de la guerre, elle ne sera terminée qu’en 1918. Entre temps, c’est un bâtiment de l’institution qui servit de chapelle, d’ailleurs essentiellement fréquentée par les français. Il faut rappeler que la rive droite de Hué était très peu peuplée à cette époque, quelques bâtiments officiels et de grandes maisons coloniales, le tout entouré de rizières.


L’ancienne chapelle

L’école Jeanne d’Arc était la première école primaire de Hué pour les filles. C’était à la fois un internat et un externat. D’autres bâtiments furent construits par la suite, en raison du succès de l’institution. Un pensionnat pour les jeunes filles vietnamiennes fut inauguré dans les années 20. Dans les années 40, il semble que l’école primaire était mixte, mais que le collége était réservée aux filles. La rue s’appelait rue Courbet à cette époque, l’Amiral Courbet étant celui qui bombarda les forts de Thuan An (15km de la ville sur la cote) en 1883 pour faire pression sur le pouvoir royal afin d’obtenir la liberté religieuse…


En 1939, la reine Nam Phuong est venue faire une visite officielle à la Sainte Enfance, à Kim Long

L’église des « français » prendra le nom de Saint François Xavier en 1922 sous l’impulsion du missionnaire et curé François Lemasle (Mep), qui deviendra en 1937 évêque.

Sœur Isaac est décédée le 3 mars 1934 après avoir passé 36 ans à Hué. Elle venait de célébrer ses noces d’or, 50 ans de vie religieuse..


L’ecole Jeanne d’Arc vers 1925

L’institution Jeanne d’Arc a été transférée au gouvernement vietnamien après 1975. C’est devenu un lycée mixte qui s’appelle Nguyen Truong To (3 rue Nguyen Tri Phuong). Etonnement, la chapelle est restée en place jusqu’à sa destruction, sans modification du bâtiment.


On distingue dans cette vue prise du haut de l’hotel Imperial en 2014 toute l’école. A cette date, existent encore d’autres bâtiments anciens, reliés par un passage couvert. Au fond, l’église Saint Francois Xavier. A droite, une école qui fut autrefois l’école primaire Chaigneau puis lycée des Français plus tard

Une page facebook existe et regroupe des anciens élèves nostalgiques de leurs années d’étude dans cette école.

Sources: Mep sur gallica

Fiard et Dérobert, deux familles qui ont fait connaitre les richesses de l’Annam

La mise en ligne fin 2021 (1) d’un album de photos de la Maison Fiard et Dérobert nous permet d’en savoir un peu plus sur cette société présente en Annam dès le début de la présence française. Cette contribution s’ajoute à la mise en ligne d’une photo de l’enseigne commerciale lors d’une vente aux enchères en 2015. Voila de quoi approfondir l’histoire hors norme de cette maison de commerce..


L’enseigne de la société mise en vente en 2015 à Lyon

Origines

Les Dérobert sont des soyeux de Lyon (au Clos Bissardon exactement), les Fiard semblent être des négociants arrivés tôt en Cochinchine. Mais on manque d’informations sur leurs origines.
On sait juste que les 2 associés étaient en Cochinchine en 1874, soit quelques années à peine après l’arrivée des français, et ont créé la même année une société d’importation de produits comestibles à Saigon sous l’intitulé « Fiard jeune, veuve Fiard et Cie, H. Dérobert ».

Mais en raison du climat difficile de Saigon, ils décident de changer d’air et d’aller à Hué en 1886, au lendemain des prises de l’Annam par les Français.


Photo la plus ancienne que je connaisse d’une maison francaise à Hué!

Des commandes providentielles du roi..

Leur parfaite connaissance des produits de soierie leur permet de présenter au nouveau roi Dong Khanh les plus belles pièces de Lyon. Le roi Dong Khanh est séduit et leur passe une première commande en 1888, essentiellement pour habiller les femmes du harem. Jusque la, c’était la Chine qui fournissait ces articles de luxe, à un prix nettement plus élevé. Dong Khanh est un roi épris de modernité et on imagine l’effervescence qui règne dans la citadelle face à des produits nouveaux et d’une grande qualité. Et 6 mois plus tard, une autre commande est passée, celle-ci 25 fois plus importante, comprenant des soieries, mais aussi d’autres produits comme des velours, des damas et des étoffes de toutes sortes… Le tout représente 85.000 metres de tissus!
Faire du commerce avec l’Annam n’est pas simple à cette époque. La question du règlement est d’importance. N’ayant aucune monnaie commune, le paiement se fait en or et en argent. Mais ces métaux précieux doivent être acheminés jusqu’en France pour analyse et estimation de la valeur.

Mais peu importe, cette seconde commande, c’est la fortune assurée pour les 2 associés. Cette commande est pour eux la chance de leur vie. Dans l’euphorie et dans l’espoir de vendre toujours plus, une robe de cour d’une grande valeur (40.000 cartons Vincenzi ) est même tissée à Lyon…


Le roi Dong Khanh, mort à l’age de 24 ans !

Hélas, le roi meurt de paludisme quelques mois après et son successeur n’a que 10 ans. Les régents vont mettre fin aux dépenses somptuaires et les commandes seront stoppées net. La fameuse robe tissée pour éblouir le roi est conservée en France et sera même exposée à la foire de Londres en 1900.


Portrait de Monsieur Dérobert en 1905 (source BAVH Collection Husson)

Après 1890, vers le marché local

Les 2 associés n’ont pas d’autres choix que de se porter sur le commerce local, et décident d’aller à Faifoo (Hoi An aujourd’hui), le port ouvert sur l’étranger. Mais ce marché est autrement plus difficile à pénétrer : domination historique des maisons de commerce chinoise, lien traditionnel avec les marchés de Hong Kong et de Singapour, manque de confiance dans les français, non reconnaissance de la piastre comme moyen de paiement, méconnaissance du pays et de ses habitudes par nos 2 colons…

On peut imaginer quelle détermination il a fallu pour démarrer un courant d’activité avec l’Annam.

L’introduction des cotonnades françaises semble prometteuse et ce fut leur premier succès.

Mais du coté des exportations, que faire ? L’Annam est un petit pays coincé entre la mer et la chaine de montagne annamitique. Les ressources sont certes variées mais toutes exploitées en faible quantité. Beaucoup pensent qu’il n’y a rien à faire ici pour une maison occidentale. Nos deux associés pensent le contraire et vont passer toute leur vie à œuvrer pour faire valoir les produits locaux. C’est sur, tout est à faire et c’est une œuvre de longue haleine qui commence.


Maison d’habitation et bureaux à Tourane vers 1906

Au début, ils achètent auprès des paysans tout ce qui peut s’écouler à l’étranger, comme du maïs, du manioc, de l’huile de coco, du sésame, des arachides, du sisal (fibre végétale), de la soie grège.. Ils exportent aussi de la cannelle, du benjoin (résine utilisée comme de l’encens), du stick lac (autre résine), du rotin, des joncs, du bois brut utilisé pour la fabrication des cannes, des peaux et des cornes de buffles..


Vue des établissements D&F à Tourane, une photo qui montre l’importance de la société à cette époque

Ils testent aussi d’autres plantations, comme le café et le coton. Ils réussissent à exporter du sucre de canne, mais les variations erratiques des cours en Europe leur compliquent la tache.

Mais ils s’intéressent surtout au thé. Pour eux, le thé d’Annam est bien supérieur à celui de la Chine. Encore fallait-il convaincre les importateurs et les consommateurs européens. La tache est immense. Ce sera la grande affaire de leur vie et on y reviendra.

Mise en place du réseau commercial

Le port de Faifoo n’est pas adapté aux bateaux vapeurs.

La création du port de Tourane va changer la donne. En 1899, Messieurs Pila et Malon s’activent à réactiver la mine de charbon situé à 65km de la cote. Pour exporter leur charbon, ils obtiennent le droit de construire un port moderne sur l’ilot de l’observatoire, en bordure de mer. Même si les travaux sont lents et partiels, c’est une étape essentielle pour la maison Dérobert et Fiard qui y installent leur siège.

Les importations se feront via ce port. Les principaux produits seront du pétrole, des allumettes, des fers, des outils, de la quincaillerie, des explosifs, des ciments, des produits alimentaires, des tissus et filés de coton. Certains produits seront progressivement fabriqués sur place comme le ciment Portland à Haiphong, les allumettes à Ben Thuy et surtout les cotonnades à Nam Dinh.

En 1906, le train voulu par Paul Doumer circule entre Tourane et Hué. Ce nouveau mode de transport va révolutionner les échanges dans le pays, car les routes carrossables ne se construiront que lors de la décennie suivante. Une agence est créée à Hué.

Progressivement, les activités Fiard-Dérobert s’étendront sur les 800km de la cote d’Annam entre Tuy hoa et Dong Hoi, à travers un réseau qui comptera jusqu’à 24 comptoirs.

Ces comptoirs sont notamment animés par les ventes de pétrole de la Standart Oil Company du fameux Rockfeller, dont ils sont l’agent en Annam.


Maison du directeur de la maison R&F à Tourane, sans doute vers 1931

Ces comptoirs permettent aussi de réceptionner tous les produits de l’intérieur avant leurs exportations. En étant au plus prêt des producteurs, on maitrise mieux la qualité. Les principaux dépôts sont à Tourane, Quy Nhon, Hué, Faifoo et Lien Chien.

Au fil des ans, d’autres activités viennent s’ajouter, comme une tannerie à Hué ou l’exportation d’albumine (jaune d’œuf) vers la France pour être utilisé dans la pâtisserie.

La mise en valeur du Thé

Mais revenons à la question du thé. Depuis toujours, le thé vert pousse déjà sur les pentes de l’Annam. Ce sont des exploitations familiales, et les méthodes de cultures sont ancestrales. Les quelques colons installés en Annam se mettent à rêver. Si les français se mettaient à boire du thé comme les anglais et si l’Indochine pouvait remplacer la Chine ou Ceylan comme origine, ce serait la fortune ! D’autant plus que le cout de revient du thé produit sur place est dérisoire comparé aux prix de vente en Europe. Un missionnaire proche de Tourane, le père Maillard, a déjà commencé à améliorer la qualité en adoptant les techniques de Chine (article a venir). Et les échantillons envoyés en France ne reçoivent que des éloges. Tout cela est prometteur..


Emballage du thé à l’usine de Faifoo

Les débuts se passent bien et les experts européens en thé semblent ravis. Le thé d’Annam se rapproche sensiblement du thé de Chine, en gout, mais avec cependant une teneur plus importante en théine.

Pourtant, s’il est facile d’ensacher des graines, il est autrement plus difficile de préparer un bon thé.
Les négociants se contentent d’acheter les feuilles de thé aux populations locales et mises sur leurs investissements pour améliorer le traitement des feuilles. Des usines naissent, des machines sont importées.

Mais la qualité n’est pas à la hauteur des espérances.

C’est la culture et la récolte qui posent problème. Les paysans préfèrent cueillir des feuilles lourdes et grosses, plus rémunératrices. Le tri des feuilles se fait donc dans les ateliers, non lors de la récolte, ce qui ne permet pas d’obtenir un thé de qualité.
De plus, les achats se font via des grossistes chinois qui n’hésitent pas à ajouter des feuilles étrangères pour gagner plus. Cela ne gène pas les vietnamiens qui en ont l’habitude et qui trichent eux meme. Mais le résultat est délétère pour les consommateurs étrangers et entache la réputation des thés de l’Annam.


Le personnel de l’agence de Tourane en 1912.

Quant à la concurrence de la Chine et de Ceylan, elle s’intensifie. Les producteurs se groupent et excellent dans les campagnes publicitaires à destination des pays acheteurs. L’Indochine ne peut pas rivaliser. Elle arrive tout juste à émettre une ordonnance contre la fraude en 1919 (qui restera sans effet).


Sortie de l’usine de préparations des thés à Faifoo (hoi an)

De fait, les principaux acheteurs sont les militaires, sensibles au taux de théine, et les fabricants d’alcaloïdes pour les produits pharmaceutiques ! Certains colons abandonnent, comme la maison des thés Lombard qui fera faillite au bout de 15 ans de dur labeur.

La société Dérobert et Fiard semble s’en sortir mieux que les autres. Apres l’usine créée en 1912, elle ouvre 4 autres centres de production, toutes dans le centre Vietnam.

Mais les volumes restent modestes, sans doute loin des ambitions du départ. Elle exportait 19 tonnes en 1898, 174 en 1904, 305 tonnes en 1909 et 400 tonnes en 1921. Quand à l’écoulement sur le marché local, il ne fallait même pas y penser, les habitudes et le pouvoir d’achat ne correspondaient pas au thé vendu.

Les autres colons lorgnent sur d’autres cultures, comme le café et l’hévéa, dont les rendements sont autrement plus rémunérateurs. Au vu de l’album photo, les Dérobert et Fiard continuent de croire au potentiel du thé.

Henri Dérobert et sa famille

Henri Dérobert meurt en 1919. Il s’était marié avec une femme vietnamienne avec qui il aura une seule fille, Jeanne, née en 1896. Celle-ci épouse Wladimir Morin, en 1914. Lui est à la tête, avec ses frères et sœurs, d’hôtels prospères à Hué et à Tourane. Le décès d’Henri Dérobert 5 ans plus tard puis de Jeanne elle-même en 1925 va permettre aux Morin d’étendre considérablement leurs affaires. Jeanne et Wladimir avaient eu 4 enfants, ce qui assurera l’avenir de l’édifice familial.


Jeanne Derobert et Wladimir Morin, et leur fille Jeanne (source BAVH)

Joseph Fiard

Apres le décès d’Henri Dérobert, la direction de la société est confiée à Joseph Fiard. Il décédera à son tour à Lyon en 1928.
La société semble toujours très active et prospère en 1931, date à laquelle l’album historique de la société est publié. Mais en 1935, sans doute victime de la crise de 29, la société Fiard et Cie fait faillite. Une nouvelle société est créée en 1938, avec les mêmes activités que précédemment.

Les enfants Fiard étaient signalés en 1945 à Hué, preuve que la famille résidait toujours en Annam à cette époque.


La station climatique de Bana était proche de Tourane. C’est aujourd’hui un village de loisirs « Bana Hills » auquel on accéde en téléphérique.


Photo de familles (source Jean Cousso, Bavh)

La suite de l’histoire reste à écrire…

Le départ des français en 47 ou en 55 a probablement signé la fin d’une belle histoire en Indochine.

Apres toutes ces années, les activités commerciales ont bien-sur changé de nature. Mais que reste-t-il de l’activité du thé, si chère aux 2 associés ?
Eh bien, il reste toujours des plantations de thé autour de Danang, mais peu. Il s’agit pour l’essentiel de thé vert, dont les feuilles « grosses et lourdes » sont toujours vendues sur les marchés et qui sont simplement broyées dans de l’eau bouillie par les habitants. Le Vietnam continue d’exporter du thé, mais via de grandes plantations au nord, à des altitudes plus hautes.

Je suis preneur de tout complément d’informations pour enrichir cet article!

Source principale:
(1): l’album de photos, plus detaillé que le présent article : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53228898g.r=Maison%20Fiard%20et%20Derobert?rk=21459;2

Autre source: multiples, sur Gallica

Hommage au missionnaire Raphael Fasseaux, un « saint homme »

Je suis toujours impressionné quand je vois des bustes de missionnaires européens dans certaines paroisses vietnamiennes. Qu’ont-ils fait de si extraordinaire pour être toujours honorés de nos jours ?

C’est le cas du missionnaire Fasseaux dans la paroisse de Nuoc Ngot (« eau douce »), à mi chemin entre Hué et Danang.


L’église actuelle de Nuoc Ngot. L’église construite par le P. Fasseaux a été épargnée par la guerre mais a été reconstruite depuis.

Raphael Fasseaux est né au canada en 1896 de parents belge partis la bas pour y vivre mieux. Mais suite à la perte de leur premier enfant, ils décident de rentrer au pays, à Strée, dans le Hainaut belge, à proximité de la frontière française et de l’avesnois.


Le buste du P. Fasseaux, avec le curé actuel de la paroisse, le Père Phanxicô Xaviê Ho Van Uyen, et la Soeur en charge du centre d’acceuil « Thérésa »

Quelques années plus tard, Raphael entre aux MEP, devient prêtre en 1922 et rejoint sa terre de mission, à Hué, l’année suivante. Il fait sensation en arrivant avec une solide bicyclette Manufrance. L’évêque du diocèse, Mgr Allys, l’accueille avec joie d’autant plus qu’il est le premier religieux à rejoindre l’ Annam depuis 1913. Après diverses taches et l’apprentissage de la langue vietnamienne, il rejoint la paroisse de Nuoc Ngot, qui sera la grande affaire de sa vie.

Nuoc Ngot est une paroisse pauvre de campagne. Elle a été créée avant 1750 et a subi de nombreuses épreuves. En 1883, lors des persécutions menées par le roi Tu Duc, le curé et 43 paroissiens sont violement tués. Un martyrium a été construit à quelques kilomètres du village pour rappeler cet événement douloureux.


Intérieur de l’église de Nuoc Ngot

Le jeune missionnaire qui arrive est un solide gaillard, énergique et déterminé. Et un bâtisseur! En quelques années, il construit une église, une école, un dispensaire et accueille les Filles de Marie Immaculée (FMI) (1) pour faire tourner ses œuvres. Apres un passage de 4 ans comme professeur au grand séminaire de Hué, il revient dans sa chère paroisse. Ses premiers édifices, construit à Nuoc-Ngot, servent de modèles et sont érigés par ses soins dans plusieurs villages voisins. En 1940, une maternité et un hôpital, un centre d’hébergement pour personnes dépendantes voient le jour, fréquentés par plusieurs centaines de patients tous les jours. En 1944, il ouvre un centre de formation pour les sœurs.

Ingénieux et malin, il arrive à obtenir à bas prix les matériaux dont il a besoin des entreprises de Tourane (Danang aujourd’hui) et des fonds de Belgique et de France. Par son entregent, il obtient les soutiens nécessaires. Comme pour l’église de Nuoc Ngot où 3 cloches, fondues en France, lui ont été offertes : l’une par les Mep, l’autre par sa famille, et la troisième par la reine Nam Phuong. Elles ont fait la fierté du diocèse pendant de nombreuses années.

Au delà des constructions, c’est le grand cœur et la simplicité du père missionnaire qui éblouirent les villageois, catholiques ou pas. On parle de lui comme d’un « saint vivant », avec une « vie vertueuse, charitable, simple, pauvre ». Sa nécrologie donne de nombreux exemples : « On pouvait rencontrer le jeune Père Raphaël, à cette époque, parcourant les 50 km qui le séparaient de Hué, juché sur sa légendaire bicyclette, la barbe au vent, souvent pédalant nu-pieds…. Il aurait pu prendre le train qui passait à 500 m de son église, mais il se voulait exactement adapté à la mentalité simple et surtout au niveau de vie des plus modestes des braves cultivateurs qu’il évangélisait. D’une sobriété ascétique que sa robuste santé pourra supporter jusqu’à ses dernières années, il se contentait le plus souvent d’un ou deux bols de riz frugalement assaisonné de saumure de poisson et de quelques légumes et d’une banane, ce qui représentait à peu près le repas du pauvre. » Il dort sur une planche en bois avec un oreiller dur, à la mode du pays.

En revanche, toutes les ressources dont il dispose sont utilisées pour améliorer le sort de ceux qui l’entourent. Achat de terre agricole qu’il distribue, mise en place de plantations, vente de bois pour les locomotives du chemin de fer…


Le portrait du Père Fasseaux (source Mep)

Lors du coup de force des japonais le 3 mars 1945, il n’est pas trop inquiété, car il a la nationalité belge. Lors des événements de fin 1946- début 1947, il voit ses collègues français emmener à Vinh, à 360km de Hué. Les troubles ne cessent pas et il doit finalement rejoindre Hong Kong pour un temps puis repartir en Belgique, en 1950. Apres les accords de Genèvre, il revient au Vietnam, dans plusieurs paroisses, le long du 17eme parallèle. En 1966, la guerre s’intensifiant et souffrant lui-même de problèmes de santé, c’est avec un immense déchirement qu’il doit repartir en Belgique ou il mourra 3 ans plus tard dans sa paroisse de Ragnies.

Que reste-t-il de tout cela aujourd’hui ? Le dévouement et l’exemplarité du père missionnaire ont impressionné nombre de villageois. A tel point que de nombreux enfants du pays sont devenus prêtre.
Et si la plupart des bâtiments et terrains ont été transférés au gouvernement en 1975, la communauté catholique est toujours bien vivante! La paroisse compte officiellement 2000 paroissiens mais la moitié d’entre eux sont partis loin du village pour travailler dans les grandes villes. Il faut dire que les terres tout autour de Nuoc Ngot sont pauvres, aucun arbre fruitier ne pousse. Coincé entre la lagune et les collines de l’Annam, le climat est rude en été, terriblement humide l’hiver.
Les Filles de Marie Immaculée sont toujours là, s’occupant d’un centre d’accueil pour les enfants. Certains viennent des ethnies du centre Vietnam, d’autres sont handicapés ou malentendants, la plupart sont orphelin de père ou de mère. Le Resort Laguna, situé non loin, apprend aux enfants à dessiner. 16 religieuses s’occupent de ce centre. La canada et le japon font partis des donateurs.


La rivière sur laquelle avait été construit le barrage « Pasteur »

Un peu plus loin dans le village, on trouve une jolie rivière ou les français avaient construit un barrage pour irriguer les alentours. Le barrage qui s’appelait « Pasteur » a permis de faire vivre toute une communauté catholique que le père Fasseaux a installé là vers 1937, en y construisant une église et en y installant des religieuses. L’église a été rasée lors des événements de 1968, et le barrage a été remplacé récemment par un autre, plus en amont. La maison des sœurs existe toujours et 2 sœurs s’occupent du catéchisme. La plupart des villageois sont partis ailleurs.


La maison des soeurs près de la rivière

Que cet article rende hommage à tous ceux qui font preuve de charité!

Merci au Père Phanxicô Xaviê Hồ Văn Uyển et aux religieuses pour leur accueil et le temps passé à nous faire visiter la paroisse.

(1): La congrégation des Filles de Marie Immaculee (FMI) a été fondée à Hué en 1920, et vient de fêter son centenaire. Elle est riche de 465 soeurs dans 12 dioceses.

Sources:
– site internet de la paroisse, https://tonggiaophanhue.org/tgp-hue/luoc-su-cac-giao-xu/luoc-su-giao-so-nuoc-ngot/
– site IRFA des Mep

Déménagement du centre culturel français de Hanoi

Les français qui vivent à Hanoi connaissent bien « l’Espace » de la rue Thang Tien, l’ancienne rue Paul Bert, la rue qui mène à l’opéra.

L’Espace, c’est le centre culturel français de Hanoi qui était à la fois un espace d’exposition, une salle de conférence, une médiathèque… Un haut lieu de la culture à Hanoi donc. Mais ces dernières années, le quartier s’est embourgeoisé et les prix de location se sont envolés. Le centre français ne peut plus suivre financièrement et l’ambassadeur de France a donc décidé de le déménager à quelques kilomètres de là (1), dans des locaux historiques mais plus modestes.

Certains regretteront de voir l’Espace quitter un bâtiment superbe, construit en 1927 pour la célèbre Imprimerie d’Extrême Orient, l’IDEO..


L’IDEO en 1951

L’IDEO fut l’imprimeur du Bulletin des Amis du Vieux Hué (BAVH), les 123 numéros publiés entre 1914 et 1945. Une impression compliquée, car les numéros possédaient des illustrations en couleur et de nombreux caractères chinois, choses pas si simple à imprimer à cette époque. C’est aussi l’incendie de l’imprimerie de l’IDEO en mars 1945 qui réduit en cendre le manuscrit du dernier numéro. Le BAVH est donc aussi lié à l’histoire de l’IDEO.

Faire un article sur l’IDEO est aussi une bonne raison pour mettre en ligne une affiche magnifique publiée dans les années 20 par le gouvernement général de l’Indochine pour encourager le tourisme le long du Mékong. Cette affiche a été imprimée par l’IDEO.


Affiche de propagande touristique publiée par le GG de l’Indochine. Source Pinterest

Mais revenons un peu en arrière sur l’origine de cette imprimerie. Elle est intimement liée aux frères Schneider, tous deux arrivés très tôt dans la colonie. Ils travaillent ensemble, mais chacun dans son domaine de compétence.

Ernest, l’ainé, né en 1843, est guidé par l’amour de la lecture. A Hanoi, il est libraire, papetier, vend des articles de bureau. Ses bureaux font aussi office de bibliothèque, offrant dès 1890 des centaines d’ouvrages en prêt.

François Henri, quant à lui, s’occupe de l’atelier d’imprimerie de l’administration, dès l’arrivée des français au Tonkin en 1884. Profitant des largesses de l’administration, il se met très vite à son compte. Il importe de France des machines modernes. Il devient très vite un expert reconnu en typographie, lithographie, reliure et gravure. La qualité de ses impressions est reconnue par tous et on le qualifie bien volontiers « d’artiste ». Durant toute la période française, la quasi totalité des ouvrages publiés en Indochine le seront par l’IDEO. François Henri est aussi un amoureux de la culture locale. Il est l’un des rares occidentaux à parler le vietnamien et a d’excellentes relations avec la population locale.


Carte colorisée de la rue Paul Bert et de l’IDEO (source internet)

Et notamment avec ses ouvriers. Car rappelons qu’il est parti de zéro à Hanoi et qu’il lui a fallu former tout son personnel. Il fut un patron qu’on qualifierait volontiers de « paternaliste » aujourd’hui. Il construit des logements pour eux, leur offre des lopins de terres à leur retraite. Il encouragea aussi certains d’entre eux à se mettre à leur compte, notamment en Cochinchine.

Il fut aussi le premier à utiliser le bambou pour l’élaboration de la pate à papier. Il crée dès 1893 une papeterie le long du lac de l’Ouest, qui utilise aussi les chiffons de la ville de Hanoi, dont personne ne sait quoi faire jusque là..

Mais c’est sans doute la création des caractères locaux, vietnamiens et chinois, qui est à mettre à son crédit. Tâche éminemment compliquée au vue du nombre des caractères, 8000 pour les caractères chinois !. C’est aussi un sujet sensible car pouvoir imprimer en Quoc Ngu, la nouvelle langue vietnamienne, faisait rêver les nationalistes et la possession des caractères était très surveillée.

L’imprimerie est d’abord construite rue du Coton puis rue Paul Bert, à l’emplacement de l’Espace. 125 ouvriers sont présents sur le site. L’imprimerie est très prospère, notamment grâce aux commandes publiques (le journal officiel de la colonie par exemple est imprimé là). Il imprime quantités de journaux. Il est meme éditeur de cartes postales. En 1898, F.H Schneider se construit une magnifique villa en bordure du lac de l’ouest. Cette villa existe toujours (2).


Intérieur de la villa Schneider, photo prise en 2005

Si F.H Schneider décède en France en 1921, sa société continue de se développer. En 1926, la société décide de détruire les bâtiments de la rue Paul Bert pour y construire le bâtiment que nous connaissons aujourd’hui. C’est l’époque du boom économique de l’Indochine et la ville de Hanoi s’équipe de bâtiments à l’architecture très moderne, notamment des banques. C’est à l’architecte Trouvé que l’on doit la façade.
Mais les locaux sont vraiment trop petits et il est décidé de transférer l’impression sur l’ancien site de la manufacture des tabacs, 11.000 m2, dans le quartier Yen Phu, non loin de la rue Paul Bert. Dans cette nouvelle usine ultra moderne, on y imprime tout, et notamment des millions de paquets de cigarette et autres étiquettes de boites d’allumettes..

On n’entendra plus le bruit des rotatives rue Paul Bert. La, sont conservés les bureaux, une librairie sans doute la mieux fournie de tout l’Extrême-Orient, et un salon de lecture. 500 personnes travaillent pour l’IDEO en 1932.

La suite de l’histoire ne m’est pas connu, mais on peut imaginer que l’imprimerie changea de mains en 1955. Le batiment de l’ancienne rue Paul Bert ne semble pas avoir souffert pendant les décennies qui suivirent.

Mais on sait néanmoins que c’est jacques Chirac qui inaugura les locaux de l’Espace en 2003, lors du congrès de la francophonie au Vietnam.

Presque 20 ans après, l’histoire change à nouveau de direction.

(1) : nouvelle adresse au 15 rue Thien Quang, district Hai Ba Trung District
(2): voir mon site belleindochine.free.fr
http://belleindochine.free.fr/VillaSchneider.htm

Sources :
– Le Monde Colonial Illustre, 1929, Gallica,
Le_Monde_colonial_illustré___1929ImprimerieOrientHanoi.pdf
– L’Eveil Economique, 1932, Gallica,
LÉveil_économique_de_lIndochine___Ideo1932.pdf
– Site internet https://www.entreprises-coloniales.fr/inde-et-indochine.html,
– Le Courrier du Vietnam: interview de l’ambassadeur de france au vietnam

La stupéfiante histoire du sabre et du sceau de Bao Dai, dernier empereur

Sous la monarchie Nguyen, l’épée et le sceau du roi sont les symboles du pouvoir suprême. C’est ce qu’on appelle les régalia, c’est-à-dire les objets symboliques de royauté.

Le sceau est particulièrement important. Un sceau sert à signer et à authentifier les documents les plus importants de la cour. Pas un document ne sort de la citadelle sans qu’un seau ait été apposé.
Autrefois, une vingtaine de sceaux importants étaient conservés dans la citadelle de Hué, capitale impériale. Ces sceaux avaient été façonnés depuis le début de la dynastie en 1802. Une fois par an, peu avant le Têt, étaient organisée une cérémonie de nettoyage de ces sceaux, en présence des plus hauts dignitaires de la cour.

Certains sont passés dans l’histoire, comme le sceau de vassalité du Dai Nam (Vietnam) à la Chine. Il a fait l’objet de nombreuses tractations entre les français conquérants et la cour d’Annam. Il a finalement été détruit en 1884 sous la menace des français.


Remise des regalia lors de la cérémonie de Dalat (?) en 1952

Mais le 25 aout 1945, l’histoire bascule. L’empereur Bao Dai a reçu la veille un message par la poste émanant « d’un comité de patriotes de Hanoi » lui demandant de remettre son pouvoir au peuple. Bao Dai, sans trop réfléchir aux conséquences de ses actes, va donner son accord pour abdiquer et transférer son pouvoir aux révolutionnaires. Il ne sait pas qui ils sont, il entend parler pour la première fois de sa vie d’un certain « Ho Chi Minh », pourtant bien actif en Indochine depuis la fin des années 20…

Cinq jours plus tard, le 30 aout, sur l’esplanade devant la citadelle de Hué, devant quelque milliers d’habitants, il abdique. Il a revêtu pour la dernière fois sa tenue d’apparat de couleur jaune, symbole de la dynastie. Il prononce son discours et s’étonne que personne de la famille royale n’applaudisse. Il faut dire qu’il vient, en quelques minutes, de mettre fin à 143 ans de règne de la dynastie Nguyen. Pour la famille royale et les hauts mandarins, c’est la douche froide. Ils perdent tout : rétribution, privilèges, emplois… Le sceau et l’épée royale sont alors remis à des représentants d’Ho Chi Minh.

Le sceau est le plus beau et le plus grand de la dynastie. C’est le sceau « Hoang De Chi Bao » Il a été fondu en 1823 pour le plus puissant empereur de la dynastie, Minh Mang. Il est en or pur et pèse près de 10,7 kilos ! De forme carré, il est surmonté d’un dragon sinueux. Ses pates à 5 griffes tiennent fermement la face du sceau.

L’épée qui l’accompagne a été fabriquée, quant à elle, sous le règne de l’empereur Khai Dinh, père de Bao Dai. Il s’agit d’une longue épée avec une lame en acier, une poignée incrustée de pierres précieuses et un fourreau en or.

Dès le lendemain, l’épée et le sceau sont apportés à Hanoï pour être utilisé lors de la cérémonie de déclaration d’indépendance du 2 septembre 1945.

Quelques jours plus tard, Bao Dai, devenu désormais le simple citoyen Vinh Thuy, se rend à Hanoi et rencontre Ho Chi Minh. Celui-ci s’étonne de son abdication. « Sire, nous ne sommes pour rien dans le message que vous avez reçu à Hué réclamant votre abdication. Personnellement, comme je l’ai dit le 22 août, j’envisageais votre maintien à la tête de l’Etat et ma désignation comme chef du nouveau gouvernement. Je désapprouve ceux qui ont exercé sur vous une pression vous conduisant à l’abdication »…


Le sceau « Hoang De Chi Bao » (source 3)

Quelques temps plus tard, lorsque les français réinvestissent Hanoi, le sceau et l’épée sont cachés par les troupes d’Ho Chi Minh dans le mur d’un ancien temple aux environs de Hanoi. Les troupes françaises découvriront par hasard ces objets.

Début mars 1952, les autorités françaises organisent une cérémonies officielles à Dalat au cours de laquelle aura lieu la restitution de ces objets, non directement à Bao Dai, mais à la Reine-Mère, Tu Cung.. A cette date, Bao Dai est chef de l’état du Vietnam. Il a retrouvé son nom d’avant.

Un peu plus tard, en 1953, craignant une dégradation de la situation en Indochine, Bao Dai décide de rapatrier des biens en France dont ces fameux régalia. Il a la délicatesse de confier cette mission à Mong Diep, sa maitresse, que certains considèrent comme sa seconde épouse. A charge pour elle d’aller a Cannes pour remettre ces biens à Nam Phuong, son épouse légitime, impératrice en titre ! Nul ne sait comment Nam Phuong a accueilli la maitresse de son mari..

L’option du transfert du pouvoir à Bao Long, prince héritier âgé de 17 ans à cette date, n’est pas définitivement abandonnée et ces objets lui sont donc réservés.


Epée présentée comme celle de Bao Dai (source 4)

Mais à la mort de Nam Phuong, en 1963, les espoirs de régner pour Bao Long sont définitivement éteints. D’ailleurs, on se demande quelles idées il avait sur l’indépendance du Vietnam, lui qui a combattu contre l’indépendance de l’algerie dans la légion étrangère..

La détention des objets suscite des tensions. Bao Dai cherche à récupérer les régalia et attaque son fils en justice ! La justice tranche : Bao Dai peut récupérer le sceau, Bao Long l’épée.

L’histoire n’est pas encore finie.. Bao Long a besoin d’argent pour acheter un appartement à Londres pour y vivre avec sa compagne du moment. Alors qu’il n’est que simple dépositaire d’un symbole dynastique, l’épée est vendue sans complexe dans une vente aux enchères. Il parait que c’est un américain qui l’a acquis. C’est le coup de grâce de la dynastie Nguyen qui s’éteint donc sans gloire.

Aux dernières nouvelles, le sceau serait toujours dans les mains de la dernière épouse de Bao Dai.

Evidemment, le Vietnam réclame ces objets qui appartiennent au patrimoine national. C’est mal parti..

Sources :
(1) Livre « Le Dragon d’Annam », par Bao Dai, concernant l’abdication. Mais on sait, à present et grace à F. Joyaux que ce n’est pas Dai Dao qui a écrit le livre…
(2) Livre Ao Dai de Xuan Phuong, sur l’abdication à Hué
(3) Livre « Nam Phuong », par François Joyaux, édition Perrin, 2019
(4) Article sur internet diffusé en 2019 : https://tienphongnews.com/the-precious-sword-and-seal-of-the-nguyen-dynasty-178360.html
(5) Photo de l’épée : https://www.reddit.com/r/SWORDS/comments/aobuiw/the_sword_of_the_bao_dai_the_last_emperor_of/

Témoignage: «un camp scout à Djiring»

« Dans les années 50, peut être en 1957, nous avons participé à un camp scout dans une léproserie où œuvraient des pères catholiques. A la lecture du blog, je sais aujourd’hui que son créateur était le père Cassaigne, et que les lépreux étaient des moÏs, les habitants de ces hauts plateaux. La léproserie portait le nom de « kala ». Elle était implantée en contrebas de la petite ville de Djiring, elle même sur la route reliant Saïgon à Dalat. Kala était composée de plusieurs constructions de bois et de tôles. Les religieux avaient constitué une troupe de louveteaux, que nous affrontions de temps en temps, pour des tournois de jeu du foulard, ou de football. Tous les matins, après la toilette, nous faisions du sport sur un petit terrain de football. Ce terrain est visible sur la photo aérienne. On y distingue le talus où se tenaient assis nos « admirateurs ». La construction coupée sur la photo, en bas à droite, devait être la chapelle.  »

« La séance de sport matinale intriguait les moïs. Et au fil des jours, nos curieux se faisaient de plus en plus nombreux. Sous les regards de nos « admirateurs », nous devions exécuter des mouvements de gymnastique.
Un matin, il arriva un incident cocasse. A la fin d’un enchainement de mouvements, notre cheftaine nous demanda d’exécuter une série de saute-moutons. Il y avait dans notre troupe un louveteau un peu gros. Quand vint le tour de ce dernier, à son premier saut, sa réception fut un désastre, son short tomba, le découvrant nu comme un ver sous les yeux ébahis de nos spectateurs. En un instant ce fut des éclats de rires. »

« Pendant ce même séjour, il avait été décidé que nous irions visiter un village moïs. Le jour dit, on partit tous en file indienne derrières nos guides adultes, et de louveteaux moïs. Après un début de parcours facile, on commença à pénétrer dans la forêt humide où les plantes dégoulinaient et nous avaient rapidement trempé. Les feuilles que nous devions écarter tout le long du sentier étroit déposaient sur nous des sangsues luisantes et noires. A chaque arrêt, c’était l’inspection des bras, des jambes, et des chaussures. Les sangsues, parfois 5 par jambes, venaient aussi se coller sur les bras, et dans le cou. Une grande personne venait avec une cigarette allumée pour les brûler puis les détacher.  »


Arrivée au village moi

« La marche était assez longue et quand on aperçut des rangées de bambous dressés devant nous en fin de journée, c’était le soulagement. Pour pénétrer dans le village fortifié, il fallait marcher sur une cinquantaine de mètres, au milieu d’un étroit couloir de hauts bambous aux pointes acérées.
Nous étions fatigués par la longue marche et par les « prises de sang » à répétitions. Après un rapide repas, on nous dispersa dans les huttes sur pilotis. Leurs planchers étaient à un mètre cinquante environ du sol. Ces huttes étaient toute en longueur et pouvaient abriter une grande famille au complet. Pour pénétrer à l’intérieur, il fallait se baisser, puis marquer un temps d’arrêt, de façon à s’habituer à l’obscurité. Une très forte odeur de fumée, provenant d’un petit foyer, nous étouffait. Comme aucune cheminée n’était prévue, la fumée s’accumulait sur la moitié supérieure de l’habitacle. Le trop plein s’échappait entre les bambous et par la petite entrée. A l’intérieur, il était difficile de se déplacer, tant il faisait sombre. Tout déplacement se faisait au petit bonheur la chance. »

« Ce village était un peu différent de celui de photo, car la grande forêt venait plus près des huttes, et ces dernières étaient toutes sur pilotis. »

« Cette seule nuit passée avec les Moïs, je m’en souviens bien encore. Une nuit interminable, où j’avais du mal à trouver le sommeil, tout enfumé comme un jambon. Autour de ce feu, des hommes ont parlé pratiquement toute la nuit. A moitié asphyxié, j’étais aussi terrorisé par une grosse chose qui pendait au dessus de ma tête: une énorme jarre suspendue par des lanières. Avant de trouver le sommeil, je fis une prière pour que les lanières végétales tiennent bon.
Le lendemain, retour par le même chemin, où tout le long, nous avons servi de repas aux sangsues sournoises, qui nous attendaient.
Ce séjour à Kala fut quand même bénéfique car à ce moment là, mon frère et moi avions beaucoup de verrues aux genoux. Quelle ne fut pas notre surprise de les voir toutes disparaître à notre retour à Saïgon. Peut être était-ce grâce à nos baignades répétées dans le petit ruisseau qui traversait la léproserie ? »

Jean Pierre Hua, 2022